Ce vingtième vendredi de mobilisation en Algérie promet d’être singulier : la commémoration de l’indépendance algérienne (5 juillet 1962) s’invite dans cette révolution inouïe dont le principal résultat significatif demeure la fin de l’ère Bouteflika, une sombre période dans le cadre d’un sombre régime.

© Lydia Haddag
Au risque de radoter, commençons par qualifier ce qui se produit en Algérie depuis le 22 février. Nous avons affaire à une révolution pacifique et populaire dont l’objectif est plus clair que jamais : se débarrasser d’un régime foncièrement corrompu. La révolution algérienne est authentiquement populaire : les élites du pays – et il ne s’agit pas ici de les incriminer en bloc – ne sont pas à l’origine de ce processus, elles ont été libérées par des classes populaires conscientes des abus du pouvoir algérien (opacité, arbitraire, impunité, corruption et mépris). Une telle assertion permet d’affirmer qu’aucun groupe s’autoproclamant « société civile » n’est en droit d’imposer à l’ensemble des Algériens de nouvelles compromissions (naguère avec les Bouteflika, désormais avec l’état-major).
La cryptocratie algérienne a bien été secouée, malmenée. La détermination des Algériens l’oblige à se révéler. Son vrai visage, militaire, est désormais à portée de slogans. L’ennemi n’est plus un vieil homme sans vie en chaise roulante (ou un portrait vénéré par une classe politique servile), mais un vieil homme bavard et menaçant en uniforme : le chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah. Les couches superficielles du régime (les frères Bouteflika et leurs amis, des politiciens véreux, des oligarques illettrés) ont laissé place au noyau dur : la tête de l’armée (pas moins corrompue et pas moins illettrée).
Une succession de ruses grossières
Notre analyse ne prend pas en compte la fameuse guerre des « clans » et nous refusons de faire des distinctions entre tous ceux qui ont participé à ce pouvoir (certains analystes veulent à tout prix imaginer une frontière entre le clan Bouteflika et ceux qui sont encore là). La détermination des Algériennes et des Algériens a poussé une partie du pouvoir à sacrifier la partie la plus visible, la plus honnie (les Bouteflika et quelques figures politiques et militaires). Les plus naïfs (quand ils ne sont pas tout simplement complices) aimeraient imaginer une « opération mains propres » préparant une transition sincère. Tout indique pourtant que nous sommes confrontés à un mélange de règlements de comptes et d’opération de propagande destiné à préserver quelques intérêts privés (pour savoir lesquels, il suffit d’énumérer les oligarques épargnés).
Nous préférons donc parler du pouvoir algérien dans son ensemble. Et ce pouvoir algérien, qui ruse depuis le début de la révolution, est encore là, avec les mêmes pratiques et le même mépris à l’égard de la volonté populaire. Sa première ruse est diplomatique : on a fait appel à des personnalités aussi détestables que Lakhdar Brahimi et Ramtane Lamamra (deux anciens ministres désireux de rendre un dernier service au régime qui les a faits) pour convaincre Paris et Moscou, à défaut de convaincre les premiers concernés. On gagne du temps comme on peut.
La deuxième ruse est constitutionnelle. Après l’éviction de Bouteflika (avec six ans de retard, c’est-à-dire six ans après son AVC, et avec la ferme intention de ne pas rendre de compte sur ces années de pouvoir occulte), on a voulu s’accrocher à la constitution (la constitution d’une dictature, nous ne le dirons jamais assez) pour sauver les meubles. Sacraliser soudain la constitution (bafouée quand il s’agissait de vouloir faire réélire Bouteflika ou de prolonger son mandat) permet au pouvoir algérien d’échapper à toute transition sérieuse : un président par intérim et un gouvernement clandestin (qui gouvernent à l’abri du peuple comme le pouvoir algérien l’a toujours fait), chapeautés par un général (Ahmed Gaïd Salah toujours) qui a couvert les pires décisions (y compris celle de présenter à l’élection un président incapable de s’adresser à son peuple à deux reprises), seraient les garants tout désignés d’un nouveau régime politique. Qui peut le croire ? Il va de soi que cette « ruse constitutionnelle » s’affranchit allègrement des règles constitutionnelles : le mandat du président par intérim a été prolongé dans des conditions troubles et le rôle politique et judiciaire que s’arroge le chef d’état-major est une insulte à presque toutes les constitutions du monde.
La troisième ruse est judiciaire. Le chef d’état-major, dont le bilan en la matière est plus que douteux, s’est érigé en garant de la lutte anti-corruption. Du jour au lendemain, des personnalités particulièrement détestées – et à raison –, comme l’ancien Premier ministre Ahmed Ouyahia, le frère de l’ancien président Saïd Bouteflika et l’ancien directeur des renseignements Mohamed Mediène (dit Toufik), se sont retrouvés malmenés par une justice aux ordres. On a voulu offrir aux Algériens une justice spectacle, des hommes en cage, afin de les calmer et de leur faire croire que tout va dans le bon sens. Pourtant, il n’est point besoin d’être grand clerc pour observer que cette même justice malmène quotidiennement les opposants et les manifestants qui osent dire quelques vérités qui gênent ou qui osent brandir deux drapeaux, le drapeau algérien et le drapeau amazigh.
Entre faux dialogue et vraie répression
Nous en sommes donc là. La mobilisation populaire demeure belle à voir et le pouvoir algérien est plus cruel que jamais. Sa police réprime, malmène et intimide, comme elle l’a toujours fait. Ses magistrats, corrompus et soumis, multiplient les peines les plus arbitraires et les plus injustifiables. Son armée jouit d’une aura démesurée. Ses bigots intimident les femmes dans les manifestations et hurlent à l’État islamique (comme si ce pouvoir – et sa mosquée à plus de 2 milliards de dollars – n’avait pas assez islamisé la société). Ses médias, publics et privés, désinforment et désorientent. Non, l’heure n’est pas à la fête mais à la lutte.
Après avoir offert sa justice spectacle, peut-être son va-tout, le pouvoir algérien se crispe davantage. Il s’énerve. « Tout cela ne vous suffit pas ? C’est donc vous qui êtes contre-révolutionnaires ! », semble-t-il dire. En ce 5 juillet, si important dans l’histoire de l’Algérie contemporaine, il est possible d’affirmer que ce pouvoir ressemble plus que jamais à une force d’occupation. Il n’hésite pas s’attaquer à d’anciens combattants de la guerre d’Algérie (de Djamila Bouhired à Lakhdar Bouregâa), à confisquer les drapeaux algériens et amazighs, à confisquer les lieux publics, à cracher sa haine de l’Algérie, de son histoire, de ses symboles. C’est un pouvoir zombie qui n’a plus ni histoire ni repères, un pouvoir mafieux qui n’a que des intérêts à défendre.
Dans ces conditions, ses appels à un dialogue « inclusif » (comme tout pouvoir autoritaire, il n’a pas peur de malmener la langue) sonnent faux. Certains font mine de croire que l’absence de représentants formels du côté des manifestants est le vrai problème, pas les prisonniers politiques (autrement plus nombreux que les politiciens véreux sacrifiés), pas les mauvaises intentions du pouvoir – ostensiblement exprimées par un général qui menace les Algériens depuis le début de la révolution –, pas l’absurdité de la situation (des causes métamorphosées en solutions).
Les ingrédients d’une sortie de l’impasse
C’est la raison qui doit nous guider. Une raison qui, dans un univers absurde, apparaît un peu trop vite comme excessive. L’armée algérienne et son état-major n’ont rien de sacré, leur bilan sécuritaire est mitigé et leur bilan politique est catastrophique. La constitution algérienne n’a rien de sacré : elle a été rédigée clandestinement par un régime clandestin et elle lui sert aujourd’hui d’outil contre la démocratie et la volonté populaire. La solution est extramilitaire et extraconstitutionnelle.
Au début de l’année 1992, les cryptocrates de l’époque se sont retrouvés contraints à sortir du cadre constitutionnel pour mettre en place un sombre Haut Comité d’État (HCE). Le bilan du HCE n’aurait certainement pas été moins mauvais si le cadre constitutionnel avait été respecté. Ce que des militaires ont pu faire à l’époque, des civils mieux intentionnés peuvent le refaire sans craindre la moindre catastrophe. Sortir un temps d’une constitution faite par et pour une clique qui monopolise le pouvoir n’a strictement rien de dangereux, bien au contraire, et les constitutionnalistes au service du pouvoir (ou simplement de leur petite discipline) font inutilement peur aux Algériens.
Carl Schmitt définissait la souveraineté par l’exception : est souverain celui qui décide de l’exception, celui qui s’élève au-dessus du droit. Si le peuple algérien est vraiment souverain (comme l’affirment la constitution algérienne et ses défenseurs pusillanimes), alors il faut le laisser décider de l’exception, sortir de la constitution pour construire une transition honnête.
Comment ? La pression populaire doit pousser le chef d’état-major, le gouvernement clandestin et le président par intérim presque aussi absent que son prédécesseur à la sortie pure et simple. Ce n’est ni utopique ni surréaliste, mais le minimum escompté d’une révolution. Une consultation populaire permettrait ensuite de désigner des personnalités qui ont la confiance des Algériens pour former une instance de transition crédible. Celle-ci pourrait ensuite se charger d’organiser une élection présidentielle à laquelle succèderait l’élection d’une assemblée constituante. Pousser à la sortie ces hommes et organiser cette consultation populaire sont deux tâches très difficiles, concédons-le. Mais ce sont deux objectifs autrement plus sains que le statu quo militaire et constitutionnel qui empoisonne la politique algérienne. Dans un monde où la démocratie n’est plus à la mode (en Europe comme ailleurs), parler de souveraineté populaire devient aussi extravagant que d’envisager une dictature du prolétariat. Imaginer une transition chapeautée par l’état-major est autrement plus extravagant.
Adlene Mohammedi
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