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Politique

Ennahda, chronique d’un hold-up

Retour sur l’histoire oubliée du parti islamiste tunisien (1972-2011)

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Manifestation en faveur du parti Ennahda à Tunis, le 31 août 2012. REUTERS/Zoubeir Souissi

Beaucoup de penseurs ont insisté ces dernières années sur la disparition de l’islamisme du champ politique dans les pays arabes et dans le monde musulman. Mais les élections qui ont suivi les révoltes dans les pays arabes sont venues contredire ces analyses en érigeant les islamistes, en Tunisie ou encore en Egypte, en force politique incontournable. Le parti d’Ennahda (la renaissance) qui se réclame de l’islamisme modéré à l’instar de l’AKP Turc, a bénéficié de 40 % des suffrages exprimés aux élections d’octobre 2011. Après une disparition forcée par le régime de Ben Ali en 1989, le parti fait son grand retour.

L’islamisme tunisien n’apparaît pas ex-nihilo. Déjà du temps de la colonisation, le Destour[1] (la constitution) compte en son sein un groupe mu par les idées du réformisme musulman de la fin du XIXe siècle. Mais cette notabilité musulmane a été supplantée par la jeune classe éduquée lors de la scission du parti et de la création du Néo-Destour en 1934 par Habib Bourguiba et ses proches collaborateurs. On a cru l’islamisme disparu en Tunisie avant de le retrouver au sein du milieu estudiantin tunisois au début des années 1970.

En 1972, l’Association islamique tunisienne voit le jour lors d’un congrès constitutif clandestin dans la banlieue tunisoise, en présence d’une cinquantaine de militants islamistes. Les bases de l’action politique sont jetées : un Congrès censé se réunir tous les 3 ans, un conseil exécutif formé de 9 membres avec un Emir à sa tête et un conseil de la shura[2] (consultation) formé de 25 membres. Les délégués locaux du parti sont nommés par l’Emir dans les différentes régions. L’objectif, à court et à moyen terme, est d’infiltrer l’armée et la police, de se renforcer dans le milieu étudiant. Les mosquées devaient, selon l’Association islamique, agir pour éduquer et structurer le peuple, le préparer pour l’établissement de l’Etat islamique.

Le noyau du groupe est composé initialement de Rached al-Ghannouchi, Abdelfattah  Mourou et Salah Karkar[3]. Contrairement aux réformistes musulmans du siècle précédent, les islamistes d’alors rejettent toute idée d’imitation de l’Occident pour le développement de leur pays, invoquant la crise de conscience moderniste et les problèmes sociaux qu’elle engendre comme la drogue ou le suicide.  Les islamistes tunisiens, très influencés par les Frères musulmans, reprennent en grande partie les idées des Egyptiens Hasan al-Banna (1906-1949) et Sayyid Qutb (1906-1966), mais aussi du Libanais Fathi Yakan, dans une revue qu’ils font paraitre à partir de la fin des années 1970 : al-Ma‘rifa (la connaissance). Cette dernière ne s’est pas mêlée de politique dans ses premières parutions, préférant les débats socioculturels et religieux. Son but était d’éduquer le peuple, vu comme mineur, et le « ré-islamiser ». C’est seulement en 1978 qu’elle prend part à la vie politique tunisienne. Lors de l’événement du « jeudi noir » (26 janvier 1978), Ghannouchi prend position contre les syndicats. Il déclare que cette grève n’est qu’une « révolte sciemment provoquée » mue par « une volonté de destruction ». Les islamistes signifient d’ores et déjà leur aversion pour la gauche, premier ennemi politique.

L’Union générale tunisienne du travail (UGTT), principale centrale syndicale, avait appelé à une grève générale dans un climat socio-économique et politique tendu. Elle souhaitait montrer son autonomie et son importance à un régime décidé à la faire marcher au pas. Ce bras de fer a abouti à des destructions matérielles importantes entrainant l’intervention de l’armée et faisant une cinquantaine de morts, 325 blessés (selon des sources officielles) et plusieurs emprisonnements.

Par ailleurs, al- Ma‘rifa n’hésite pas à s’opposer frontalement à l’Occident annonçant la fin prochaine du capitalisme et communisme,  et proposant une sorte de troisième voie qui est celle de l’Etat islamique (al-dawla al-islamiya). Ainsi n’hésitent-ils pas à reprendre des textes de Sayyid Qutb, un penseur radical des Frères musulmans, qui découpe le monde de façon manichéenne entre un monde chrétien dans l’ignorance (jahiliya) et un monde musulman amené à régner. La Révolution iranienne de 1979 est saluée par l’Association islamique tunisienne qui appelle de ses vœux sa généralisation au monde musulman et un rapprochement entre chiites et sunnites.

En 1981, cette association sort de la clandestinité. Le besoin d’un parti politique se fait de plus en plus pressant. Le Mouvement de la Tendance islamique (MTI) est créé. Très lié aux Frères musulmans, il évolue et témoigne d’un certain pragmatisme politique qui n’est pas sans rappeler celui de son plus grand ennemi : le président Habib Bourguiba. La demande de légalisation faite par le parti est refusée en juin de la même année par le ministère de l’Intérieur. Ce refus est justifié par la volonté du régime de ne pas politiser les mosquées et dans le cadre général de la politique « laïciste » de Bourguiba. De plus, le régime qui peine à s’affirmer face aux syndicats sur fond de crise économique et de désunion au sein même du gouvernement ne veut voir se dresser une autre opposition. Le MTI manifeste, notamment lors de ses congrès mais aussi lors des prêches dans des mosquées, son aversion pour le système bourguibien. Des nominations d’imams par le gouvernement sont vivement critiquées par le MTI.

Lors de la fondation du parti islamiste, le régime a été sans doute surpris par son degré d’organisation. La série d’arrestations qui suit la création révèle sa prise au sérieux. Des peines de prison sont prononcées contre les cadres du parti, et Hamadi Jebali (actuel Premier ministre) prend la direction du MTI, dès 1981, en l’absence de Ghannouchi.

Dès cette période, le clivage s’installe au sein du MTI entre un camp qui veut normaliser le parti et œuvrer pour une alliance avec l’Opposition et un autre, plus radical, qui rejette le système et opte pour la révolution. Un troisième groupe, derrière la figure aujourd’hui emblématique de Rached al-Ghannouchi, adopte une position plus pragmatique en se posant en arbitre entre ces deux tendances. Le Premier ministre Mohamed Mzali (1925-2010),   fragilisé par les « émeutes du pain »[4] en 1984, donne des gages aux islamistes.

Il abolit par exemple la loi interdisant le port du voile et libère les cadres du MTI après trois ans de prison. Des négociations sont menées entre le Premier ministre et le MTI en vue d’obtenir sa légalisation par le gouvernement, mais le limogeage de leur seul soutien le 8 juillet 1986 pousse les islamistes, à l’occasion de leur quatrième congrès, à revenir à la confrontation avec le régime. L’objectif est de renverser le régime de Bourguiba par tous les moyens. Le 2 aout 1986, à la vieille de l’anniversaire du président, quatre attentats sont perpétrés à Monastir et à Sousse, faisant 13 blessés. Le message est clair par le choix de la date, du lieu (fief de Bourguiba) et du secteur (le tourisme). En septembre 1987, Ghannouchi écope de la peine de travaux forcés à perpétuité. Six militants sont pendus, tandis que d’autres sont emprisonnés avec des peines allant de 20 ans de réclusion à la perpétuité.

Selon Salah Karkar (1948-2012), membre fondateur du Parti, le MTI aurait pensé à un coup d’Etat. L’action était censée allier le concours de militaires fidèles au Mouvement, des manifestations violentes et des attaques contre le régime. En l’absence de données précises, on ne peut savoir si le mouvement islamiste a bien infiltré l’armée. L’instrumentalisation par le régime du danger islamiste nous pousse à une certaine circonspection, et la date avancée par Karkar – un jour après celle du « coup d’état médical »- ne peut que surprendre. Celui-ci a lieu le 7 novembre 1987 : le Premier ministre, Zine al-Abidine Ben Ali, dépose Bourguiba, jugé sénile.

Les islamistes s’enthousiasment pour le changement à la tête de l’Etat. Quel a été le bilan de quinze ans d’existence (1972-1987) ? Force est de constater que même en recourant à la violence les islamistes ne réussissent pas à mener une action politique consistante. Ils n’arrivent même pas à imposer un imam dans une mosquée. Le régime de Bourguiba réagit virulemment contre ce parti, décidé à l’éradiquer complètement. Dans un contexte sociopolitique tendu, l’alliance avec l’Opposition aurait accentué la déstabilisation du régime de Bourguiba grandement fragilisé par les affrontements avec les syndicats.

Au lendemain du coup d’Etat, le nouveau président se montre moins récalcitrant. Ghannouchi est libéré le 14 mai 1988 à l’occasion de l’aïd al-fitr (fête suivant le mois du ramadan), ainsi qu’Ali Laaridh (actuel ministre de l’Intérieur), condamné à la peine de mort. Le gouvernement fait en sorte d’éviter la question de la reconnaissance du MTI. Il faut transformer le Parti, le rendre présentable pour espérer la légalisation tant attendue. Le 8 février 1989, le Mouvement de la Tendance islamique change de nom et devient Ennahda. Il met de l’eau dans son vin et déclare son attachement à la démocratie, au système républicain et à la constitution tunisienne. Mais les élections législatives de 1989 viennent sonner le glas de cette période d’entente. Ennahda, dont les militants se sont présentés sur des listes indépendantes, n’a pas respecté ses engagements envers la Constitution, notamment en dirigeant sa campagne contre le Code du statut personnel[5]. Le Parti place tous ses espoirs dans ces élections, mais le RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique) du nouveau président rafle la majorité des sièges à l’Assemblée.

Rached al- Ghannouchi décide, un mois après le résultat des élections, de s’exiler. Il sort du territoire national en direction de l’Algérie puis de la Grande-Bretagne en mai 1989 pour ne revenir que le 30 janvier 2011. Le discours inaugural de Ben Ali, le 7 novembre 1989, insiste sur sa volonté d’interdire tout parti qui tirerait son programme de la religion. A ce moment, Ennahda comprend que la concession n’est pas à l’ordre du jour et adopte ce que ses dirigeants ont appelé après coup « la politique de la légitime défense ».

La Guerre du Golfe (1990-1991) vient donner du grain à moudre à l’opposition islamique. Ghannouchi lance un appel, à partir de Londres, à soutenir le peuple irakien contre l’agression américaine tandis que l’autre personnage emblématique d’Ennahda, Abdelfattah Mourou, critique l’attaque irakienne du Koweït. Le 17 février 1991, un attentat est perpétré par Ennahda contre un local du RCD à Bab Souika, un quartier populaire de Tunis.  L’Union générale tunisienne des étudiants (proche d’Ennahda) réussit à organiser des manifestations anti-américaines dans la capitale avant de se voir retirer son autorisation en mars 1991. L’hebdomadaire d’Ennahda, al-fajr (l’aurore), actif depuis 1990, est interdit pour incitation au désordre et à l’anarchie. Hamadi Jebali, son dirigeant, est condamné pour appartenance à une organisation illégale à seize ans de prison. Il entreprend une grève de la faim en 2002, et profite d’une grâce du président Ben Ali pour sortir de prison en 2006.

Après l’exil de Ghannouchi, la plupart des cadres choisissent la même voie, à l’exception d’Abdelfattah Mourou, en désaccord total avec Ghannouchi, qui choisit tout bonnement de démissionner et de se retirer de la politique après 1992. Salah Karkar s’exile en France. Mohamed Chamam, responsable du versant armé du Parti, se rend en Algérie puis en Suède. Ces cadres trouvent donc refuge dans cet Occident qu’ils avaient pourtant tant déprécié. On pourrait penser que la période de l’exil aurait amené les islamistes tunisiens à trouver des soutiens extérieurs arabes ou occidentaux. Mais, comme le note une grande partie d’entre eux, l’exil fut improductif à tous les niveaux. Les événements du 11 septembre 2001 ont réduit leur sphère d’actions. A l’intérieur de la Tunisie, la structure et l’organisation du parti volent en éclats. Une partie de ses fidèles s’est radicalisée et a rejoint les salafistes. Le fossé s’est creusé entre la réalité du terrain en Tunisie et les cadres d’Ennahda. Les voix discordantes entre les cadres du Mouvement le fragilisent davantage. De plus, le parti islamiste reste obnubilé par la libération de ses prisonniers, délaissant l’opposition politique à la Gauche.

En avril 2001, lors d’un congrès tenu à Londres, le parti islamiste fait son autocritique et déclare la nécessité du retour à l’activisme politique, le refus de la violence et la nécessité de l’alliance avec l’opposition tunisienne. C’est la participation d’Ennahda au collectif du 18 octobre 2005 pour les droits et les libertés qui lui donne l’occasion d’apparaître dans l’Opposition. A cette occasion, Ennahda accepte le cadre de de la République tunisienne et notamment l’égalité entre l’homme et la femme. En 2009, Ghannouchi appelle au boycott des élections présidentielles. Cet appel n’est pas entendu et la participation avoisine officiellement les 90%. Ben Ali est réélu.

A la veille de la « révolution » tunisienne, Ennahda n’avait à son actif que des échecs politiques. Comment ce parti a-t-il pu remporter les élections transparentes de l’Assemblée constituante ? Considérant l’histoire du parti et son score aux élections d’octobre 2011, le terme « hold-up » s’impose à nous en attendant que le temps nous livre plus d’explications. La désunion au sein des partis dits « modernes » et la polarisation du débat entre la laïcité et l’islamisme ont été sans doute préjudiciables aux progressistes qui ont préféré mener leur campagne sur le thème de la laïcité avec des déclarations en grande partie destinées à l’exportation.

La rapide restructuration du parti Ennahda est surprenante bien qu’à ce jour il reste tiraillé entre des positions très divergentes. Ainsi, les radicaux n’hésitent-ils pas à considérer les salafistes comme des partenaires tandis que d’autres essayent d’inscrire le Parti dans un cadre démocratique. Ceux-là rapprochent notamment leur positionnement de celui des partis démocrates-chrétiens européens. Ennahda redéfinit le centre conservateur au gré des circonstances. Cette redéfinition tend à se développer jour après jour, il serait donc périlleux pour nous de conclure sur quoi que ce soit de définitif.

Les cadres d’Ennahda déclarent que la campagne électorale n’a été financée que par les cotisations des militants. Un parti surpris par la « révolution » qui aurait mené une campagne intensive sans aide substantielle. Des sources montrent du doigt le Qatar. Bien que ces sources apparaissent parfois dans un contexte diplomatique trouble -notamment les déclarations du ministre des Affaires étrangères syrien qui font suite à l’expulsion de l’ambassadeur de Syrie à Tunis-, l’information mérite d’être étudiée. Rappelons que Ghannouchi est membre de l’Union internationale des ulémas musulmans. Ce regroupement de « savants » musulmans, actif depuis 2004 et dirigé par le fameux Youssef al-Qardhaoui[6], est directement lié à l’émirat du Qatar. Selon certaines sources, al-Qardhaoui songerait à Ghannouchi pour sa propre succession.

Après les élections du 23 octobre 2011, il était logique que le parti d’Ennahda, vainqueur, domine le gouvernement de la « Troïka ». L’attitude de certains ministres reste néanmoins discutable. Moncef Ben Salem, universitaire et docteur d’Etat, déclare dans une vidéo publiée le 26 janvier 2011 sur le site Youtube : « Bourguiba est un juif qui hait l’islam et l’arabisme (al-‘uruba) ». C’est à ce grand esprit que revient  le poste de ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique. Le ministère de l’Intérieur, jusqu’à ce jour incapable de s’attaquer à l’insécurité grandissante, est dirigé par Ali Laaridh. Il serait interminable de citer toutes les exactions commises par des salafistes contre les citoyens et les institutions. La majorité des Tunisiens est lassée par l’impunité et l’arrogance des salafistes, mais pas  Ghannouchi qui appelle à ne pas considérer ces derniers comme un « danger intérieur » et qui prévient : « Si nous diabolisons les salafistes, dans dix ou quinze ans, ils seront au pouvoir »[7]. Son gendre, chef de la diplomatie tunisienne, déclare à la chaîne al-Jazeera avec une assurance déconcertante qu’Ennahda gouvernera en Tunisie pour de longues années et que le gouvernement actuel est le meilleur de l’histoire de la Tunisie. Sa femme Soumaya Ghannouchi, qui ne jouit d’aucune fonction, s’attaque à l’opposition et aux médias tunisiens, allant jusqu’à les traiter de « pleurnichards ». Surprenant de la part d’une philosophe chercheuse à la School Of Oriental and African Studies (SOAS) de Londres. Au pouvoir après une quarantaine d’années d’errements, les islamistes risquent bien d’avoir une relation particulière au concept d’alternance politique.

Achref Sidiya


[1] Parti politique tunisien fondé en 1920.

[2] Le concept de « shura » est un équivalent islamique du parlementarisme.

[3] Le premier est professeur de philosophie, le deuxième est avocat et le troisième a une formation d’économiste.

[4] Suite à des demandes du FMI au gouvernement tunisien de stabilisation de l’économie nationale, le président Bourguiba annonce l’augmentation du prix du pain et des céréales. Face à l’embrasement du pays, il recule, convoque les médias et annonce que l’augmentation est annulée.

[5] Le Code du statut personnel est une série de lois progressistes initiées par Habib Bourguiba entrées en vigueur le 1 janvier 1957 qui garantissent entre autres l’égalité entre l’homme et la femme dans plusieurs domaines. Il abolit notamment la polygamie bien que le mariage monogame était ancré dans la société tunisienne et  n’autorise le mariage qu’avec le consentement mutuel des deux époux.

[6] Qatari d’origine égyptienne, al-Qardhaoui est un prédicateur proche des Frères musulmans et un consultant sur la chaîne al-Jazeera.

[7] Le Monde, 18/10/2012.

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