© BERTRAND LANGLOIS/AFP Jacques Vergès à Paris, en avril 2011
C’est dans le plus modeste immeuble du Quai Voltaire, là où Voltaire lui-même avait péri, que nous a quittés l’irremplaçable avocat. Voltaire, il l’a été plus d’une fois en défendant plus d’un Calas. Mais Jacques Vergès était surtout un esthète, un artiste.
Il parlait volontiers d’un « art de défendre », celui de raconter une belle histoire, une histoire surpassant celle du procureur. S’il s’exprimait avec éloquence, il était aussi épargné par un défaut récurrent chez ses confrères qui parlent mieux qu’ils n’écrivent. Sa plume égalait son charisme : il défendait aussi bien ses idées que ses clients.
Epicurien, jouisseur, un brin narcissique ; mais Vergès aura réussi le superbe pari d’avoir été dandy sans être cynique. Malgré un sourire parfois moqueur et derrière la fumée de son sempiternel cigare, je l’ai vu plus d’une fois verser une larme. Davantage que par un désir de provoquer le monde, il était mû par une volonté de lui résister. Résistant à dix-sept ans auprès du général de Gaulle, il l’est demeuré toute sa vie.
Sa fidélité au général de Gaulle est restée aussi intacte que son âme de résistant, malgré un passage par le Parti communiste. Souvenons-nous, pour ceux qui ont eu la chance d’aller l’écouter au théâtre de la Madeleine, de sa « plaidoirie pour de Gaulle » : celle qu’il aurait aimé prononcer en 1940 pour défendre le général, condamné par contumace.
Après des études d’histoire et de langues orientales, Jacques Vergès décide de se tourner vers le métier d’avocat « sans vocation », selon ses propres termes. L’appétit venant parfois en mangeant, il finit par se passionner pour son métier. La bataille d’Alger et la défense des prisonniers algériens viennent exacerber sa passion naissante. Il épouse la cause algérienne avant d’en épouser l’un des symboles : la militante Djamila Bouhired. Il invente, à l’occasion de la guerre d’Algérie, la « défense de rupture » : s’adresser à l’opinion quand nul dialogue n’est possible avec le juge, quand les valeurs du tribunal sont rejetées. Il se rend compte, plus tard, que Sophocle lui-même, dans sa tragédie Antigone, avait décrit un procès de rupture : à défaut d’opinion, Antigone s’adresse au chœur.
Mais l’Algérie ne pouvait lui suffire. Il lui fallait d’autres « ruptures ». Résistant puis anticolonialiste, Jacques Vergès poursuit son inlassable combat contre les errements de son temps, notamment en soutenant la cause palestinienne. En 1987, lorsqu’il défend Klaus Barbie, ce ne sont évidemment pas les crimes commis par les nazis qu’il défend, mais un miroir qu’il tend à ses accusateurs. Interrogé par un journaliste sur cet épisode, il répond ceci : « je voulais dire aux Français qui avaient fait la guerre en Algérie, et aux Américains qui avaient fait la guerre au Vietnam : « cet homme est votre sosie ! » ». Beaucoup plus proche de Primo Levi que d’un antisémite, il souhaitait aussi rappeler que son client n’était pas un monstre ; comme Hannah Arendt avec Eichmann, Vergès savait que ce n’était après tout qu’un « flic », pas si différent de tant d’autres « flics ». La banalité du mal, en somme. S’il est une race qui l’insupportait, c’est celle des lyncheurs. Lorsqu’il défend Milosevic, là encore, c’est une justice pénale internationale à deux vitesses qu’il montre du doigt. Enfin, l’invasion américaine en Irak aiguise sa méfiance pour une « démocratie à visage obscène », pour reprendre le titre d’un de ses ouvrages. Mais Jacques Vergès n’était pas qu’un « avocat international ». C’était aussi un avocat à l’affût de toutes les injustices : du jardinier « maghrébin » qu’il est allé jusqu’à comparer au capitaine Dreyfus au petit sans-papiers russe. L’avocat « assume l’humanité dans son entier », selon sa formule.
Farouche opposant à l’ingérence, fût-elle humanitaire, Jacques Vergès a consacré les dernières années de sa vie à combattre ce que Dominique de Villepin a appelé le « virus néoconservateur » qui semble avoir gagné Paris. Avec son ami Roland Dumas, l’avocat n’a pas hésité à défendre Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire, et à accuser Nicolas Sarkozy de crime contre l’humanité pour l’intervention en Libye. Et quand il défend le principe de non-ingérence, c’est encore les idées du général de Gaulle qu’il invoque, comme pour tendre un énième miroir à une classe politique qui souvent s’en réclame. Maître Vergès avait une haute idée de son art : le procès, comme la tragédie ou le roman, est l’occasion d’une remise en cause de l’ordre du monde. Bien des observateurs se sont longtemps acharnés à décrypter ses accointances présumées avec tel ou tel « dictateur », « terroriste » ou « criminel », mais le message de l’avocat portait moins sur l’accusé que sur l’accusateur, sur l’ordre du monde.
Adlene Mohammedi
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