L’Odalisque à l’esclave, Jean-Auguste-Dominique Ingres
L’orientalisme, tel qu’Edward Said l’a décortiqué, était à la fois un outil et une manifestation de la domination « occidentale » sur un « Orient créé par l’Occident ». Dans sa préface de 2003, l’auteur évoque une régression et un « néo-orientalisme agressif ». Dix ans plus tard, la tentation de reprendre cette formule est grande. Les discours sur un « Orient » fantasmé, sur un islam obsédant et sur des « chrétiens d’Orient » attendrissants ne manquent pas. Il serait toutefois hâtif d’associer cela à une perpétuation de la domination décrite par Said. Peut-être s’agit-il, au contraire, de l’illustration d’une profonde fragilité. Ainsi, nous passons d’un « Occident » sûr de la supériorité de sa « civilisation » et dominateur à un « Occident » qui n’est plus très sûr de rien et qui ne se domine plus lui-même. En France, l’hypothèse mérite d’être envisagée.
Si « l’idéal républicain » était solidement installé, c’est avec des yeux républicains que les questions qui ont trait au Moyen-Orient seraient traitées. Au XIXe siècle, si la connaissance de « l’Oriental » était biaisée, la biais était largement celui d’un Empire chargé de le « civiliser ». En d’autres termes, la description de « l’Oriental » pâtissait de son infériorisation, y compris (surtout ?) par les Républicains les plus fervents. En effet, ces derniers ayant défendu l’ambitieuse idée de l’homme universel, l’ostensiblement différent ne pouvait qu’être déshumanisé. L’idée défendue ici est celle d’un « post-orientalisme » produisant parfois les mêmes effets –une analyse erronée du sujet–, mais se distinguant fortement par la cause : le discours sur « l’Oriental » révèle les limites de « l’idéal républicain ». Ce n’est plus l’Oriental mais l’idéal qui est infériorisé.
Quand un Français à Beyrouth veut aller observer « des druzes », quand la crise syrienne est décrite comme une guerre « entre sunnites et alaouites », quand on envisage pour la Syrie un nouveau découpage sur une base confessionnelle, quand les chrétiens sont réduits à un statut de minorités à protéger ; c’est davantage le signe d’un mépris de soi que d’un mépris de l’autre. Nulle trace ici des « valeurs républicaines » si souvent brandies. L’angle « civilisationnel » séduit quand l’angle républicain ennuie, et l’angle républicain déserte la description de « l’Orient » quand la République s’éteint : la myopie du corps malade.
Les causes du malaise ne manquent point. La République, pour s’épanouir, pour s’exercer, pour rayonner, a besoin d’au moins deux éléments : de l’individu libre qui se transcende pour devenir citoyen ; de la souveraineté que des citoyens ayant décidé de vivre ensemble exercent. Un individu englué dans sa communauté, et une souveraineté qui tend à s’évaporer –la monnaie, le budget et la politique étrangère échappant de plus en plus à Paris– ne peuvent que sonner le glas de « l’idéal républicain ». Tout débat sur l’islam, ou aujourd’hui sur « les Roms », apparaît comme un symptôme de plus. Lutter contre les fantasmes est tout ce qui reste à ceux qui ne peuvent combattre le réel. Les Québécois suivent d’ailleurs merveilleusement l’exemple français : le projet d’une « Charte des valeurs québécoises » est le seul ersatz trouvé pour pallier l’impossibilité d’organiser un nouveau référendum sur la souveraineté du Québec.
Le « post-orientalisme » –qu’il soit politique, médiatique ou académique– n’est pas tant un regard arrogant ou malveillant sur l’autre qu’un regard désolé sur soi. « L’Orient » est le déversoir d’un idéal perdu.
Adlene Mohammedi
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