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Politique

Penser l’État et le peuple dans le monde arabe d’aujourd’hui

Cet article a été initialement publié dans le n°2 de La Revue du Comptoir (septembre 2017).

Il serait à la fois hâtif et présomptueux de tenter un « bilan » des soulèvements qui ont frappé le monde arabe dans sa quasi-totalité entre 2010 et 2011. « Printemps arabes », « révolutions arabes », les grandes formules pour décrire ce phénomène ne manquent pas. Il ne s’agit pas ici de décortiquer ces mouvements dans leur diversité (insurrections, changements de régimes, réformes, guerres civiles, contre-révolutions, etc.), mais d’apporter des pistes de réflexion sur le devenir des notions de « peuple » et d’ « État » dans la foulée de ces événements.

 

Pierre-Auguste_Renoir_-_Paysage_algérien

Auguste Renoir, Paysage algérien, le ravin de la femme sauvage

 

Parler de « monde arabe » ne va pas de soi. Après l’échec du nationalisme arabe[1] et les succès de l’islam politique et avec les multiples divisions entre les États arabes issus de la décolonisation (et souvent des frontières des protectorats, des mandats et de la colonisation), l’idée d’une union entre peuples arabes vivant entre l’océan Atlantique et le golfe Persique suscite au mieux beaucoup de scepticisme. Partager une langue officielle (qui n’est pas celle de la rue), parfois des références culturelles, un passé (souvent mythifié), des situations économiques et politiques comparables et une institution internationale relativement peu active (la Ligue arabe), tout cela ne suffit pas à faire de l’unité une évidence.

Avec les soulèvements concomitants, l’espoir d’une unité était pourtant là. Espoir exprimé notamment par Georges Corm, connaisseur incontournable du monde arabe contemporain : « Depuis le 18 décembre 2010, date à laquelle Mohammed Bouazizi s’est immolé par le feu dans une petite ville de l’intérieur tunisien, un acteur qui semblait s’être volatilisé de la scène politique arabe depuis des décennies a refait son apparition : les pancartes brandies par des centaines de milliers de manifestants, à Tunis, au Caire, à Bagdad, Manama, Benghazi, Sanaa, Rabat, Alger et ailleurs, font étalage de la volonté du “peuple”. Ce que l’on dénommait jusqu’ici avec dédain “la rue arabe” s’est transformé en “peuple”, toutes classes sociales et toutes tranches d’âge confondues. » [2]

Georges Corm évoque ici l’émergence d’une conscience populaire. Une conscience populaire voyageant dans le monde arabe à travers des mots d’ordre (« Dégage ! ») et des slogans (al-chaab yurid isqat al-nizam, « Le peuple veut renverser le régime »). Mais avec la guerre syrienne, véritable conflit international, l’unité balbutiante et apparente a fait place à la division, notamment au sein des gauches arabes[3] (ainsi que les gauches européennes). L’un des centres du nationalisme arabe se retrouve au cœur de la discorde. La Syrie devient un théâtre de guerre inédit dans le monde arabe depuis les guerres libanaises (1975-1990). Le « peuple » des « printemps arabes » se transforme en innombrables milices. L’espoir d’une conscience collective arabe laisse place à la menace de fragmentations.

Les États arabes en question

S’il est difficile d’affirmer que nous avons affaire ici à de véritables processus révolutionnaires aboutis, les États arabes (et plutôt les républiques que les monarchies) ont bien été bousculés. Bousculés aussi bien de l’intérieur (par les sociétés et les communautés) que de l’extérieur (par les interventions étrangères), aussi bien au niveau du contrôle territorial qu’au niveau des institutions. Loin des attentes socio-économiques qui avaient pourtant souvent motivé les manifestants, la réponse fut celle des « thérapies territoriales », pour reprendre une formule utilisée naguère par Bertrand Badie[4]. Bien que ce dernier en fît un usage légèrement différent (pour désigner le recours à la fabrication d’États territoriaux comme mode de résolution des crises, comme dans le cas des guerres yougoslaves), nous l’employons ici pour évoquer l’action permettant la survie des États : par les réformes constitutionnelles (notamment le Maghreb), par le coup d’État contre-révolutionnaire (l’Égypte), par l’intervention militaire (la Syrie, l’Irak, le Conseil de coopération du Golfe) et par les tractations et le consensus (le Liban).

Les États-nations hérités de la colonisation, des protectorats et des mandats semblent résister. Les cas libyen et irakien témoignent cependant du caractère létal des interventions militaires extérieures dites « occidentales ». L’invasion de l’Irak en 2003 est l’une des principales causes de la naissance de « l’État islamique » (Daech) et l’intervention militaire en Libye en 2011 a transformé le pays en repaire pour mafias et milices. Malgré les conséquences de ces interventions, les réflexes néoconservateurs, loin d’avoir disparu, ont pu se manifester à la faveur du conflit syrien : renverser le « régime » de « Bachar » est vite devenu une obsession dont la manifestation paroxystique fut l’interventionnisme quasi-unanime de l’automne 2013, à la suite de l’attaque chimique du 21 août à proximité de Damas.

En guise de symbole, les combattants de « l’État islamique » ont voulu abattre la frontière syro-irakienne (à tort associée aux accords Sykes-Picot[5], preuve d’une connaissance superficielle de cette histoire). Situation ironique où des combattants souvent venus de très loin viennent remettre en cause des frontières tracées par des puissances étrangères, au nom d’une umma musulmane et contre des régimes arabes jugés impies. Voilà une image facilement digestible par des lectures civilisationnelles devenues omniprésentes : plutôt qu’un « peuple », des micro-communautés religieuses (sunnites, chiites, alaouites, « chrétiens d’Orient » …) émiettées ou alors une macro-communauté musulmane qui serait insécable. De son côté, bien qu’encline à jouer ici ou là cette carte civilisationnelle, la Russie n’a pas hésité à intervenir militairement en Syrie au nom de la sauvegarde de l’ordre territorial et stato-national.

Peuple, nation, religion

Sortir des rengaines civilisationnelles est donc un impératif si l’on veut renouer avec la notion de « peuple ». Cela suppose une conscience collective plutôt qu’une méga-identité. Les idéologies profanes qui ont largement marqué l’histoire du monde arabe (et de sa décolonisation inachevée), à savoir le nationalisme arabe et le marxisme, ont été malmenées au profit des ritournelles religieuses et d’acteurs politiques se réclamant de l’islam (au premier rang desquels les Frères musulmans). Là encore, malmenées à la fois à l’intérieur (par les régimes en place) et à l’extérieur (notamment par les États-Unis). La guerre d’Afghanistan (1979-1989) constitue ici une rupture : un théâtre de combats pour des milliers de « djihadistes » arabes trouvant  dans un anticommunisme musulman une cause. Cela s’est accompagné par un intérêt croissant pour des militants islamistes comme Sayyid Qutb (exécuté en 1966) et pour le wahhabisme (propulsé par l’enrichissement du royaume saoudien), tandis que les penseurs musulmans –y compris ceux se réclamant de la salafiyya– des XIXe et XXe siècles (Jamal al-Din al-Afghani, Mohamed Abduh, Rachid Rida) étaient souvent ignorés.

La conscience nationale arabe se retrouve ainsi avalée par une identité musulmane essentialisée. Pour reprendre la notion si souvent torturée d’assabiyya (esprit de corps) chère à Ibn Khaldoun, nous pouvons dire que l’idée d’une assabiyya arabe fut noyée. Le monde arabe se retrouve ainsi coincé entre le marteau de l’islamophobie et l’enclume de l’islamophilie, certains n’hésitant pas à faire de l’islamisme une poursuite de la décolonisation. Deux essentialisations se font face : celle de l’islam irréductiblement violent et celle du « parler musulman » émancipateur. Telle est la nature de l’impasse.

Saisir la notion de « peuple » dans ces conditions devient difficile. Nous pouvons citer trois types d’usages politiques du « peuple » dans l’histoire contemporaine du monde arabe. Le premier est celui des gauches arabes, imprégnées de marxisme et de nationalisme arabe. Le deuxième est celui des pouvoirs républicains arabes. Le troisième est celui des forces se réclamant d’un islam politique. Dans une approche schmittienne[6] identifiant un « eux » et un « nous », approche dans laquelle puise le populisme de gauche théorisé notamment par Chantal Mouffe[7], nous pouvons noter des distinctions importantes, même si les trois peuvent s’accorder sur une partie du « eux » (l’impérialisme et l’occupation israélienne qui, bien qu’instrumentalisés, constituent des menaces bien réelles). Le premier est devenu presque inaudible dans le monde arabe. Le deuxième, celui de certains régimes arabes, consiste en une prouesse : à la fois une glorification et un effacement. Le peuple (algérien, syrien …) serait grand et fort, mais il doit s’effacer politiquement au profit d’un autre acteur, l’armée par exemple. Dans le cas algérien, Lahouari Addi a bien décrit ce mécanisme[8]. Notons ici que la religion est l’un des outils de cet effacement politique : même dans la lutte contre l’islamisme, l’islamisation de la société fut le prix à payer. Enfin, la mouvance islamiste (quand elle n’est pas alliée aux régimes en question) a souvent très bien réussi le pari populiste : un peuple qui serait pieux et démuni devant affronter des régimes impies, une minorité de mauvais musulmans et un « Occident » malveillant.

Sortir des cadres civilisationnels et religieux pour retrouver le chemin de la conscience et de la délibération collectives est un chantier titanesque. Un chantier qui exige un processus de réappropriation politique, mais aussi intellectuelle. Derrière les violences physiques apparentes, la principale violence est celle de l’impossibilité du conflit politique (la fameuse démocratie agonistique promue par Chantal Mouffe) : la religion, le passé mythifié au service d’institutions telles que l’armée, les obsessions pro ou anti-occidentales sont autant de cadres qu’il convient de bousculer pour se saisir d’une langue politique profane.

Adlene Mohammedi

[1] Ici, « nationalisme » est une traduction de qawmiyya (du mot qawm pour désigner la nation). C’est le mot habituellement utilisé pour désigner tout nationalisme dépassant les frontières des États existants. Ce même mot qawmiyya est utilisé pour désigner le nationalisme syrien (pour une Grande Syrie au-delà des frontières étatiques actuelles). Un autre mot est utilisé pour désigner le patriotisme de manière plus générale (les pays tels qu’ils sont) : c’est le mot wataniyya (du mot watan pour désigner la patrie ou le pays). Paradoxalement, nous retrouvons souvent aussi le mot watan dans l’expression « monde arabe ».

[2] Georges Corm, « L’unité retrouvée des peuples arabes », Le Monde diplomatique, avril 2011.

[3] Nicolas Dot-Pouillard, « La crise syrienne déchire les gauches arabes », Le Monde diplomatique, août 2012.

[4] Bertrand Badie, La fin des territoires, Paris, Fayard, 1995.

[5] Partage franco-britannique informel du Proche-Orient en 1916.

[6] Référence à Carl Schmitt.

[7] Chantal Mouffe, L’illusion du consensus, Paris, Albin Michel, 2016.

[8] Lahouari Addi, L’impasse du populisme, Alger, Entreprise nationale du Livre, 1990.

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