Parmi les États du golfe Persique, Oman apparaît comme une exception. Sa diplomatie singulière, qui s’explique à la fois par la géographie et par certains partis pris religieux et politiques, semble aujourd’hui particulièrement menacée.

A gauche, le sultan Qâbûs ; à droite, le président Rohani
Vendredi 26 octobre 2018. Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu revient d’un déplacement au Sultanat d’Oman, pays qui n’a pas de relations diplomatiques formelles avec l’Etat hébreu[1]. La dernière visite d’un Premier ministre israélien remonte à 1996, lors de l’inauguration du Bureau du commerce par Shimon Pérès[2].
Reçu par le sultan Qâbûs, Benjamin Netanyahu était accompagné du directeur général du ministère des Affaires étrangères Yuval Rotem, du directeur du Mossad Yossi Cohen, du général Avi Bluth, conseiller militaire du chef du Gouvernement et du conseiller à la Sécurité nationale, Meir Ben-Shabbat[3].
Dans le cadre d’une politique d’endiguement de l’Iran, le Premier ministre israélien et le président états-unien, Donald Trump, promeuvent une convergence entre Israël et certains pays arabes. Le sultan Qâbûs et Benjamin Netanyahu ont donc discuté des « façons d’avancer le processus de paix au Moyen-Orient et de plusieurs autres sujets d’intérêt commun concernant la paix et la stabilité au Moyen-Orient »[4].
Derrière cette rhétorique diplomatique, et au regard de la composition de la délégation israélienne, il semblerait qu’il y ait des échanges de renseignements entre Israël et le Sultanat.
En effet, la présence de cette délégation de haut rang révèlerait de plus larges discussions, qui ne se limiteraient pas aux pourparlers de paix entre Israéliens et Palestiniens, vaste sujet qui aurait pu être abordé en Egypte ou en Jordanie[5].
Le Sultanat d’Oman jouit d’un statut de médiateur dans une région polarisée, naviguant entre les Etats-Unis, l’Iran, Israël et les pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG). Oman a toujours maintenu de bonnes relations avec l’Iran, avec qui il partage le contrôle du détroit d’Ormuz, et a abrité en 2013 les négociations secrètes entre Téhéran et Washington qui ont abouti à l’accord sur le nucléaire iranien[6]. Cette entente précède la Révolution islamique de 1979 : dans les années 1970, les troupes du Shah apportèrent leur soutien au sultan Qâbûs, qui venait de renverser son père, lors de la répression de la rébellion marxiste du Dhofar, dans l’extrême sud du pays[7].
Au fondement, une renaissance ibâdite
Selon le discours officiel, cette politique équilibriste du Sultanat d’Oman puiserait ses origines dans une réinvention contemporaine de l’ibâdisme par le sultan Qâbûs. Issu de la troisième branche de l’islam, le khârijisme, qui s’est singularisée par une contestation acerbe d’un califat héréditaire et absolutiste réservé aux seuls hommes de Quraysh[8]. Vers la fin des VIe-VIIe siècles, l’apparition de l’ibâḍisme à Bassora est consubstantielle à la recherche d’une conciliation avec les autres courants de l’islam[9]. L’ibâḍisme aurait hérité du khârijisme « une vision élective et collégiale du pouvoir qui met en avant le choix de la communauté et l’exemplarité religieuse du gouvernant, dont la destitution est jugée légitime en cas de rupture du pacte initial »[10].
En 1970, les médias omanais présentent la destitution du sultan Saʿîd b. Taymûr par son fils Qâbûs comme l’annonce d’une ère de « renaissance »[11]. En appliquant la vision ibâḍite de la shûra sous la forme d’un Conseil consultatif d’État aux prérogatives limitées, le modèle mis en avant par le sultan Qâbûs repose sur l’invention d’un ibâdisme omanais consensuel, où les différences doctrinales avec le sunnisme sont effacées au profit de la promotion d’un islam intégrateur, en communion avec les notions occidentales de modernité et de progrès matériel[12].
Cet ibâdisme omanais dépasserait les clivages tribaux et doctrinaux jugés révolus, au risque d’établir une synthèse œcuménique masquant en apparence les lignes de fracture potentielles[13].
De cette façon, le sultan Qâbûs appuie sa politique étrangère sur les principes de non-intervention dans les affaires des autres pays, de respect du droit international et d’adhésion au non-alignement[14].
Le sultan Saʿîd b. Taymûr s’était tourné vers la puissance coloniale britannique et l’Inde pour s’intégrer dans le concert des nations. Lorsque le sultan Qâbûs parvient au pouvoir en 1970, il se tourne davantage vers les États arabes. Le Sultanat d’Oman rejoint la Ligue des États arabes et les Nations unies en 1971[15]. Entre les années 1970 et 1975, ces nouvelles relations avec le monde arabe et l’Occident permettent d’atténuer la dépendance d’Oman vis-à-vis de la Grande-Bretagne (le pays est sous protectorat britannique de 1891 à 1971) et de légitimer son indépendance.
Des relations privilégiées avec l’Iran
Au cours de cette même période, le Sultanat d’Oman noue une solide relation avec le Shah d’Iran, Mohammad Reza Pahlavi. La relation entre ces deux États peut s’expliquer en partie par la géographie, les deux pays partageant le contrôle du détroit stratégique d’Ormuz par lequel transite environ 35% du pétrole mondial chaque année[16]. De plus, le fait que toutes les voies de navigation se trouvent dans les eaux territoriales d’Oman expliquerait pourquoi Mascate s’engage à travailler avec Téhéran pour perpétuer la stabilité du Détroit[17].
Au-delà du critère géographique, les deux pays fondent leur relation privilégiée sur le soutien apporté par Mohammad Reza Pahlavi lors du coup d’État de Qâbûs en 1970. Le Shah est également venu à la rescousse d’Oman en envoyant 4 000 soldats pour réprimer l’insurrection du Dhofar entre 1962 à 1975[18]. Insurrection lors de laquelle 700 soldats iraniens sont morts[19].
Après la Révolution iranienne et l’instauration de la République islamique en 1979, Oman maintient sa neutralité stratégique malgré la mobilisation de certains États du Golfe contre l’Iran[20].
Le conflit Iran-Irak (1980-1988) n’altère pas non plus la diplomatie omanaise. Le Sultanat reste neutre et joue également un rôle de médiateur en organisant des pourparlers secrets entre l’Irak et l’Iran en vue d’une cessation des hostilités[21]. En 1987, Oman refuse de participer à l’isolement diplomatique et économique de l’Iran dans un contexte de différend avec les Émirats arabes unis sur le statut des trois îles occupées depuis 1971 par l’Iran (Abu Mussa, et les Petite et Grande Tomb)[22].
La même année, Oman joue le rôle d’intermédiaire entre Washington et Téhéran[23]. En mars 1991, le Sultanat organise une réunion au cours de laquelle les relations diplomatiques irano-saoudiennes sont restaurées[24]. En septembre 1992, cela débouche sur un accord entre Oman et l’Iran pour renforcer la coopération commerciale et économique. Un mémorandum d’accord est signé en juin 1998 pour lutter contre les activités de contrebande dans le détroit d’Ormuz[25]. Ainsi, dans les années 1990, des visites officielles entre les deux pays ont régulièrement lieu[26].
Lors de la Révolution verte, le sultan Qâbûs se rend à Téhéran en août 2009 pour rencontrer le président Mahmoud Ahmadinejad après sa réélection en juin[27]. Il effectue un nouveau déplacement en août 2013, après la prise de fonctions du président iranien Hassan Rouhani[28]. Ce dernier se rendra à Oman en 2014 et à nouveau en février 2017[29]. En juillet de la même année, lors d’une visite du ministre des Affaires étrangères d’Oman, Yusuf Alawi, à Téhéran, l’Iran et Oman annoncent leur intention de renforcer leurs relations dans un contexte d’isolement du Qatar par les pays du CCG[30].
Autre signe de soutien à l’Iran, Oman ne rejoint pas immédiatement la coalition antiterroriste mise en place par l’Arabie saoudite en décembre 2015 dont l’Iran et ses alliés sont exclus[31]. Oman rejoint finalement cette coalition en décembre 2016, vraisemblablement sous les pressions répétées de l’Arabie saoudite[32]. De plus, le Sultanat est le seul pays du CCG à ne pas remettre en cause ses relations avec l’Iran en janvier 2016, lorsque le Royaume rompt ses relations avec la République islamique à la suite de l’exécution par Riyad de l’ayatollah et dissident politique Nimr al-Nimr[33].
La politique étrangère d’Oman diffère donc de celle de ses alliés du Golfe[34]. Ces derniers lui reprochent notamment son manque de solidarité en matière de défense. Dans le même temps, Téhéran et Mascate organisent régulièrement des exercices militaires communs dans le détroit d’Ormuz depuis 2014, et ont signé de nombreux accords de coopération dans les domaines économique et énergétique[35]. Cette relation particulière a permis à Oman de jouer un rôle clé d’intermédiaire entre l’Iran et les Etats-Unis menant à la signature de l’accord sur le nucléaire le 14 juillet 2015[36].
Une neutralité menacée
Les pourparlers entre États-uniens et Iraniens en 2013 à Oman ont été tenus secrets, y compris vis-à-vis des membres du CCG[37]. Dès lors et face à l’escalade des tensions régionales, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont renforcé les pressions sur Oman. Lors de la tournée des pays du CCG en décembre 2016, et pour manifester le mécontentement des Saoudiens, le roi Salman décide de ne pas se rendre à Oman[38].
L’Arabie saoudite et les Émirats prennent soin de ne pas exposer leurs griefs et les pressions diplomatiques sur Oman, mais celles-ci sont bien réelles. De surcroît, le Sultanat est très vulnérable sur le plan économique. Une économie dépendante du pétrole et du gaz qui génèrent entre 68% et 80% des revenus du gouvernement[39]. La baisse des prix du pétrole en 2014 et la fluctuation générale de ces prix a depuis créé des difficultés pour l’économie omanaise. En 2018, le déficit budgétaire est estimé à 21% du PIB, soit 7,8 milliards $[40]. Si le sultan Qâbûs exploite sa popularité pour perpétuer son pouvoir, son âge avancé et l’absence d’héritier légitime rendent sa succession incertaine et pourraient entraîner le pays dans l’instabilité.
La présence saoudo-émirienne au Yémen, notamment à proximité de la frontière omanaise, est aussi l’occasion de maintenir la pression sur le Sultanat[41]. Par ailleurs, les Émiriens investissent sur la côte nord de la Batinah et sur la péninsule de Musandam, dans le nord d’Oman[42]. Le Sultanat considère ces pressions comme un encerclement stratégique afin d’accroître sa dépendance économique à l’égard de ses voisins.
De plus, la mise en place des nouvelles sanctions états-uniennes contre l’Iran en novembre 2018 accentue les craintes du Sultanat quant à ses échanges économiques avec l’Iran. Ces sanctions menaceraient le gazoduc sous-marin reliant l’Iran à Oman, qui constitue un élément important du plan de stabilisation économique du Sultanat et qui pâtit déjà de l’opposition des Émirats arabes unis[43]. Entre le 21 mars et le 22 août 2018, les échanges économiques (hors pétrole et gaz) entre Oman et l’Iran ont augmenté de 126% (valeur totale de 660 millions $) par rapport à la même période en 2017[44]. Les sanctions états-uniennes risquent d’entraver ces échanges dans un futur proche du fait de l’extraterritorialité des lois états-uniennes. Pour y faire face, le sultan Qâbûs tente de renforcer son indépendance économique en encourageant les investissements, notamment chinois et indiens[45].
Parallèlement, Donald Trump met le Sultanat à l’écart de sa politique internationale. Lors d’un sommet entre le président états-unien et des dirigeants arabes, Donald Trump n’a pas rencontré de représentant d’Oman[46]. De plus, les Etats-Unis ont réduit leur soutien à la formation militaire de 2 millions $ à 500 000 $[47].
Ces pressions internationales, les difficultés économiques et le contexte national trouble dans lequel se trouve le Sultanat d’Oman pourraient, à terme, entraver la neutralité de sa diplomatie.
Jahiz Guemriche
Notes :
[1] « Netanyahu en visite officielle à Oman, une première depuis des années », L’Orient-Le Jour, 26/10/2018.
[2] « Visite historique de Shimon Peres à Oman et au Qatar », Les Echos, 01/04/1996.
[3] Op. cit., L’Orient-Le Jour, 26/10/2018.
[4] Piotr Smolar, Benjamin Barthe, « Benyamin Netanyahou effectue une visite rarissime au sultanat d’Oman », Le Monde, 26/10/2018.
[5] Hossein Alizadeh, “Is Oman Mediating Between Iran And Israel ?”, Radio Farda, 12/11/2018.
[6] Acil Tabbara, « Comment le sultanat de Oman s’est imposé comme une Suisse du Golfe », L’Orient-Le Jour, 31/10/2018.
[7] Idem.
[8] Cyrille Aillet, « L’ibâḍisme, une minorité au cœur de l’islam », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 132, décembre 2012.
[9] Idem.
[10] Idem.
[11] Marc Valeri, Le sultanat d’Oman. Une révolution en trompe-l’œil, Paris, Karthala, 2007, pp. 204-206.
[12] Idem, pp. 195-200.
[13] Cyrille Aillet, op. cit., Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 132, décembre 2012
[14] Joseph A. Kechichian, “Oman : A Unique Foreign Policy Produces a Key Player in Middle Eastern and Global Diplomacy”, Rand Corporation, 1995.
[15] Idem.
[16] Sigurd Neubauer, “Oman Enters the Front-lines of Diplomacy”, Gulf International Forum, 30/03/2018.
[17] Idem.
[18] Idem.
[19] “Oman : Reform, Security, and U.S. Policy”, Congressional Research Service, 17/01/2019.
[20] Haider al-Khafaji, “The Sultanate of Oman and its policy of neutrality towards Iran”, Al-Bayan Center for Planning and Studies, 24/02/2018.
[21] Idem.
[22] Interview de Morgan Vasner, assistant de recherche à l’IRIS, « Le statut juridique du détroit d’Ormuz : territoire international ou territoire partagé ? », IRIS, 12/01/2012.
[23] Marc Valeri, “Oman’s mediatory efforts in regional crises”, Norwegian Peacebuilding Resource Centre, mars 2014.
[24] Idem.
[25] Idem.
[26] Emin Akseki, « Oman’s foreign policy between 1970-2008 », thèse soutenue à la Graduate School of Social Science of Middle East Technical University, Ankara, mai 2010.
[27] Op. cit., Congressional Research Service, 17/01/2019
[28] Idem.
[29] Idem.
[30] Idem.
[31] Idem.
[32] Idem.
[33] Idem.
[34] Camille Lons, « La neutralité d’Oman sous pression », Orient XXI, 29/05/2018.
[35] Idem.
[36] Benjamin Barthe, « Le sultanat d’Oman a joué un rôle discret de courtier entre les Etats-Unis et l’Iran », Le Monde, 20/12/2013.
[37] Camille Lons, “Oman : between Iran and a hard place”, European Council On Foreign Relations, 03/05/2018.
[38] Idem.
[39] “The World Factbook Middle East : Oman”, CIA, consulté le 20/02/2019.
[40] Idem.
[41] Camille Lons, op. cit. , European Council On Foreign Relations, 03/05/2018.
[42] Idem.
[43] Idem.
[44] “Iran’s Trade With Oman Rises 126%”, Financial Tribune, 20/02/2019.
[45] “The Omani factor in India’s foreign policy”, The Peninsula, 17/02/2018.
[46] Nick Fouriezos, “Is Oman the best hope for peace in the Middle East ?”, OZY, 06/06/2018.
[47] Idem.
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