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Etudes, Politique

Yémen, Ukraine… : les limites de l’influence américaine dans le Golfe

Texte initialement publié dans la revue Moyen-Orient (no 57, janvier-mars 2023), avant l’accord saoudo-iranien sous l’égide de Pékin (avril 2023).

Musiciennes, Baya

La guerre en Ukraine, qui demeure avant tout européenne depuis ses débuts, en février 2022, n’a pas isolé la Russie sur la scène internationale. L’attitude du Conseil de coopération du Golfe (CCG) dénote une forme de complaisance qui contraste avec le relatif boycott dont pâtit Moscou en Europe. Par la même occasion, ce conflit montre l’autonomie de la politique étrangère des monarchies de la péninsule Arabique à l’égard des États-Unis, pourtant leur grand allié. La politique de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) en faveur d’une baisse de la production, en dépit des pressions américaines, en est une illustration.

Avant même l’établissement de relations diplomatiques entre l’Arabie saoudite et les États-Unis en 1939, d’étroits liens économiques entre le royaume et des entreprises américaines sont tissés dès le début des années 1930 : en 1933, des concessions pétrolières sont cédées à la Standard Oil of California (Socal), à l’origine de la California Arabian Standard Oil Company (Casoc). Plus tard, la Socal s’associe à la Texas Oil Company (Texaco), mais la Casoc gagne en autonomie et devient, en 1944, l’Arabian American Oil Company (Aramco), dont la puissante Saudi Aramco est l’héritière. Le pétrole est ainsi au cœur des relations américano-saoudiennes, d’autant que les réserves prouvées du royaume permettront de préserver les puits américains après la Seconde Guerre mondiale. Mais c’est celle-ci qui révélera l’importance géopolitique de la péninsule Arabique sur fond de rivalités américano-britanniques. À partir de 1942, un « corridor persan » est mis en place pour alimenter l’Union soviétique en armes américaines. L’année suivante, la loi prêt-bail – qui permet au président américain de fournir du matériel de guerre – est étendue à l’Arabie saoudite.

Cette idée de « pétrole contre sécurité » est cristallisée avec la légende du pacte du Quincy (1). En effet, cette rencontre entre le président Franklin D. Roosevelt (1933-1945) et le roi saoudien Abdelaziz ibn Saoud (1932-1953) sur le navire de guerre américain le 14 février 1945, dans le canal de Suez, est systématiquement associée à une entente secrète américano-saoudienne garantissant à l’Arabie saoudite une protection en échange d’un accès au pétrole, question pourtant réglée depuis les années 1930. S’agissant du Moyen-Orient (l’importance donnée aux accords Sykes-Picot de mai 1916 en atteste), les pactes sont souvent érigés en grilles de lecture. En réalité, cet échange entre les deux dirigeants a principalement concerné un tout autre sujet : la question palestinienne. Pour le roi saoudien, l’idée d’un foyer national juif en Palestine – tel que défini en novembre 1917 dans la déclaration Balfour et présenté dans les plans de partage britanniques à la fin des années 1930 – est inacceptable, et Franklin D. Roosevelt s’engage alors à ne rien faire en ce sens et à ne mener aucune action hostile aux populations arabes. Dans la mesure où Harry Truman (1945-1953) ne se conformera pas à cet engagement – son administration reconnaît l’indépendance d’Israël dès mai 1948 –, « Quincy »est finalement davantage le nom d’une promesse non tenue que celui d’un « pacte » scellant le destin de la monarchie saoudienne.

Une convergence historiquement houleuse

L’affaire du Quincy va figer l’image d’une hégémonie américaine inébranlable sur la péninsule Arabique. La guerre froide et l’influence communiste au Moyen-Orient font d’ailleurs des Américains des protecteurs incontournables. Néanmoins, l’alignement américano-saoudien n’est pas systématique. En 1955, l’Arabie saoudite – qui se méfie du rôle prépondérant que la Turquie y joue – n’adhère pas au pacte de Bagdad, outil moyen-oriental de la politique américaine d’endiguement à l’égard des Soviétiques et de leurs alliés. L’éphémère Royaume hachémite d’Irak (1932-1958) sera l’unique élément arabe de cette organisation réunissant en outre le Pakistan, l’Iran et le Royaume-Uni, entre 1955 et 1979.

Le conflit israélo-arabe est finalement l’une des principales pierres d’achoppement – qui sera surmontée avec les années – dans les relations entre la monarchie saoudienne et les États-Unis. En 1967, au moment de la guerre des Six Jours, la première déclare la guerre à Israël, tandis que les seconds font le choix d’une neutralité bienveillante à son égard. Face au soutien apporté par Washington à l’État hébreu lors de la guerre du Kippour en 1973, l’Arabie saoudite et les autres membres de l’OPEP – créée treize ans plus tôt – répliquent. La production de brut est baissée, le prix du baril grimpe de 70 %, et un embargo sur les livraisons de pétrole à certains pays « amis d’Israël » est décidé. Le roi Fayçal ben Abdelaziz al-Saoud (1964-1975) n’ira pas jusqu’à la rupture avec Washington. Dans le cadre des opérations d’évacuation du Vietnam après vingt ans de guerre (1955-1975), les Américains pourront compter sur le kérosène saoudien (2).

Cette défiance se traduit en partie dans la gestion d’Aramco. Entre 1973 et 1980, année de sa nationalisation, la monarchie prend peu à peu le contrôle de l’entreprise. Toutefois, l’Arabie saoudite demeurera un important fournisseur de brut pour les États-Unis dans les décennies suivantes. Le pic sera atteint en mai 2003 avec plus de 2 200 barils par jour. Dans des moments décisifs, c’est la convergence qui prime. Dans les années 1980, face à la guerre soviétique en Afghanistan (1979-1989), Riyad soutient le djihad transnational avec l’assentiment de Washington et, à rebours du choc pétrolier de 1973, contribue à faire baisser le prix du brut au grand dam de Moscou. Parallèlement, la « doctrine Carter » – formulée par le président Jimmy Carter (1977-1980) en janvier 1980 – fait du golfe Persique une ligne rouge pour les Américains et justifiera leur présence militaire accrue dans la région.

À la fin de la guerre froide, l’invasion du Koweït par l’Irak de Saddam Hussein (1979-2003) offre à Washington l’occasion de jouer le rôle de protecteur de la péninsule Arabique. La guerre du Golfe (1990-1991) est la traduction militaire du partenariat américano-saoudien. Les Américains en profitent pour accroître leur influence sur les autres pays du CCG, créé en 1981 à la fois contre le danger représenté par la République islamique iranienne et contre la menace d’un débordement de la guerre Iran-Irak. Après cela, outre le rôle central joué par Washington dans la reconstruction et le rééquipement de l’armée koweïtienne, le Qatar accueillera la plus grande base militaire américaine au Moyen-Orient, à Al-Udeid.

Des crises de confiance saoudo-américaines récurrentes

Le rôle joué par Riyad dans le développement d’un islam politique réticulaire – qui a un temps servi les intérêts de Washington pendant la guerre froide – désormais honni, la place centrale d’un Saoudien, Oussama ben Laden (1957-2011), dans l’organisation d’Al-Qaïda, le fait que 15 des 19 pirates de l’air des attentats du 11 septembre 2001 fussent des ressortissants saoudiens, l’image négative du wahhabisme sont autant d’éléments qui encouragent les discours antisaoudiens aux États-Unis. Même ceux qui finissent par se montrer complaisants à l’égard des dirigeants du royaume, comme l’homme d’affaires puis président républicain Donald Trump (2017-2021), le sont rarement en période électorale. Qu’il s’agisse de Hillary Clinton en 2008 ou de Donald Trump en 2016, l’Arabie saoudite est spontanément associée au terrorisme et au 11 septembre 2001.

Au-delà des questions d’image et de communication – par ailleurs nouveau terrain de jeu privilégié des principaux pays du CCG –, les petits différends s’accumulent. En 2003, l’Arabie saoudite refuse catégoriquement de participer à la guerre américaine en Irak. Le futur roi Abdallah (2005-2015), alors régent depuis 1996, s’oppose à toute occupation militaire et défend l’unité et la souveraineté irakiennes. Rappelons néanmoins que dans les mois qui suivent, les exportations de pétrole saoudien vers les États-Unis atteindront des records.

Avec les « printemps arabes » de 2011, qui sont à la fois un événement politique et un catalyseur géopolitique, trois grandes tendances traversent le Moyen-Orient : un axe contre-révolutionnaire mené par Riyad et Abou Dhabi, un axe islamo-réformateur mené par Ankara et Doha et un axe « de la résistance » [aux États-Unis et à Israël] mené par Téhéran, Damas et le Hezbollah. L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis sont hostiles aux soulèvements, tandis que le Qatar les soutient. En Syrie, pour des raisons différentes – les Saoudiens pour endiguer l’influence iranienne, les Qataris pour une arrivée au pouvoir des Frères musulmans –, ces deux camps sont dans un premier temps pour le renversement du régime. Les victoires militaires russes en faveur du camp « loyaliste » calmeront ces ardeurs.

Dix ans après la guerre en Irak (2003-2011), cette fois, c’est la retenue dont fait preuve le président Barack Obama (2009-2017) en Syrie qui lui est reprochée. L’Arabie saoudite le critique pour, d’abord, son refus d’agir directement pour entraîner la chute de Bachar al-Assad (depuis 2000), ensuite, pour le gel partiel de l’aide américaine à l’Égypte après le coup d’État de juillet 2013 (soutenu par Riyad et Abou Dhabi) contre le président Mohamed Morsi, élu un an auparavant. Enfin, elle lui reprochera surtout l’accord sur le nucléaire iranien signé en juillet 2015 (JCPoA, selon le sigle anglophone).

Un intérêt pour la politique intérieure américaine

Une chose ne peut pas être reprochée par les Saoudiens à Barack Obama : son soutien à leur guerre au Yémen, en cours depuis 2015 (3). Sur ce dossier en particulier, les dirigeants américains qui se suivent ont la même préoccupation : trouver à leurs alliés une porte de sortie. C’est ailleurs que l’alternance politique aux États-Unis a son importance.

Que les dirigeants saoudiens ou émiriens penchent du côté républicain n’est pas étonnant. Après tout, au début des années 1990, George Bush (1989-1993) était considéré comme un ami. Parfois, des relations interpersonnelles sont la clé et permettent des exceptions : par exemple, le démocrate Bill Clinton (1993-2001) avait fait ses études avec Turki ben Fayçal, chef des renseignements de 1979 à 2001, puis ambassadeur à Washington (2005-2007). Mais avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, la politique intérieure américaine semble avoir atteint une importance inédite pour les dirigeants saoudiens et émiriens.

D’abord, parce que les monarchies du CCG n’ont pas seulement conquis une place centrale dans le monde arabe grâce à leurs ressources, mais elles ont aussi investi le champ de l’influence et de la communication aux États-Unis et en Europe. Entre le recours à des cabinets de conseil et l’investissement dans des centres de recherche, ces pays sont devenus des acteurs de la vie politique américaine. Les services de renseignement américains ont décidé de se pencher sur les efforts déployés par les Émirats arabes unis pour manipuler le système américain à leur avantage (4). Ensuite, parce que Donald Trump a fait le choix de la rupture brutale en politique étrangère à son arrivée en 2017. Le retrait unilatéral de l’accord sur le nucléaire iranien – tant décrié par les Saoudiens – en mai 2018 et son hostilité totale envers l’islam politique (notamment les Frères musulmans) en sont deux exemples particulièrement favorables au couple Riyad-Abou Dhabi. Enfin, parce que sa complaisance manifeste à l’égard de l’autoritarisme et face à l’assassinat, en octobre 2018, d’un journaliste saoudien résidant aux États-Unis, Jamal Khashoggi, travaillant pour un quotidien américain, The Washington Post, en fait le président idéal pour des dirigeants comme Mohamed ben Salman. Dans ces conditions, on peut comprendre pourquoi l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ne voulaient pas de l’élection d’un démocrate – Joe Biden – qui a envoyé des signaux jugés « négatifs » sur les conséquences humanitaires de la guerre saoudienne au Yémen et qui a tenu à déclassifier un rapport pointant la responsabilité de Mohamed ben Salman dans l’assassinat de Jamal Khashoggi.

L’Ukraine, un instrument de vengeance ponctuel

La guerre en Ukraine est pourtant venue rappeler les limites de cette alternance. Face à la Russie, à la Chine et à l’Iran, tourner le dos à l’Arabie saoudite au nom des Droits de l’homme n’est pas la voie choisie par le président américain. Au contraire, après un entretien avec le prince héritier saoudien – que Joe Biden ne souhaitait initialement pas rencontrer – en Arabie saoudite en juillet 2022, il est finalement question d’« immunité juridique » pour Mohamed ben Salman dans l’affaire Khashoggi en novembre.

Avant cette volte-face du président américain, la guerre en Ukraine avait servi d’instrument de vengeance à l’Arabie saoudite face à l’administration Biden. C’est ainsi que beaucoup d’observateurs ont interprété la décision, en octobre 2022, de l’OPEP de baisser drastiquement la production de pétrole malgré les pressions américaines. Mais peut-on résumer le refus des pays du CCG de tourner le dos à Moscou – ni dans le cadre de l’OPEP, ni dans les instances onusiennes, ni dans les relations bilatérales – à des considérations personnelles ?

Les leçons de la guerre en Ukraine en matière de politique des monarchies du CCG dépassent le cadre des relations houleuses entre Joe Biden et Mohamed ben Salman. Les premières leçons sont globales : Riyad et Abou Dhabi veulent jouir d’une diplomatie autonome qui ne soit pas tributaire d’un conflit européen ou d’un rapport de force qui ne les concernent pas. Ils souhaitent conserver de bonnes relations avec Washington sans se faire dicter leur politique étrangère et sans sacrifier leurs liens avec les adversaires des Américains. En d’autres termes, l’invasion russe de l’Ukraine n’est pas l’invasion soviétique de l’Afghanistan, et le contexte actuel n’est pas celui de la guerre froide. Par ailleurs, ils ne veulent pas d’une généralisation d’une logique de sanctions dont ils pourraient eux-mêmes pâtir. Tant qu’ils n’y voient pas un intérêt évident, faire pression sur la Russie ou la lâcher n’est pas à l’ordre du jour. Cela dit, dans les régimes autoritaires, les changements brusques de politique étrangère sont toujours possibles.

Nous avons aussi des leçons bilatérales. En vingt ans, la Russie a effectué une percée spectaculaire dans ses relations commerciales avec le CCG, en particulier avec les Émirats arabes unis. Dérisoires en 2000 (178 millions de dollars), les exportations russes vers la fédération dépassent 5 milliards en 2021. Même tendance pour l’Arabie saoudite, passant de 55,3 millions de dollars en 2000 à 1,9 milliard en 2021. Dans le domaine de l’armement, selon le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), la Russie a vendu pour 1,05 milliard de dollars aux Émirats arabes unis sur la période 2001-2021, faisant de Moscou le troisième fournisseur du pays, certes loin après les États-Unis (11,64 milliards) et la France (5,38 milliards). Mais elle est le deuxième du principal partenaire arabe de Riyad et d’Abou Dhabi, l’Égypte d’Abdel Fatah al-Sissi (depuis 2013), avec 4,82 milliards. Pour le dire autrement, les liens qu’il y aurait à sacrifier avec Moscou au nom des bonnes relations avec Washington ont un contenu sans commune mesure avec la situation d’il y a vingt ans, ou dans les années 1990.

Enfin, nous avons les leçons régionales. Le contexte moyen-oriental est celui d’un apaisement (entre la Turquie et les Émirats, entre le Qatar et ses voisins du CCG, entre la Russie et ses adversaires d’il y a dix ans sur le théâtre syrien), et s’aliéner la Russie serait prendre le risque d’une résurgence des tensions. De plus, pour Riyad et Abou Dhabi, Moscou est un interlocuteur préférable aux autres puissances non arabes, à savoir Téhéran et Ankara.

La question des opinions publiques mérite aussi d’être posée. Une enquête d’opinion d’avril 2022 montre une forme de complaisance des populations du CCG à l’égard de la Russie (en dépit d’un rejet de l’agression russe en Ukraine) (5). Exemple : devant l’assertion « Nous ne pouvons pas compter sur les États-Unis de nos jours, nous devons donc nous tourner davantage vers d’autres pays, comme la Russie ou la Chine, en tant que partenaires », 57 % des Émiriens, 55 % des Saoudiens et 53 % des Koweïtiens sont d’accord.

En définitive, Washington n’est qu’un outil pour les monarchies du CCG. Pour l’Arabie saoudite, cela reste un outil important face à l’Iran. Mais la flexibilité et le recours à des alternatives – capables de contenir l’Iran, en l’occurrence – sont aussi un outil de sécurité régionale. Car plus la Russie est isolée, plus elle est encline à laisser son partenaire iranien – qui demeure une préoccupation centrale pour l’Arabie saoudite – libre de ses mouvements.

Adlene Mohammedi

NOTES

(1) Henry Laurens, « De quoi parlaient le président américain et le roi saoudien en février 1945 ? », in Orient XXI, 23 février 2016.

(2) Akram Belkaïd, « 1973, un choc pour prolonger l’âge du pétrole », in Le Monde diplomatique, juin 2022, p. 14-15.

(3) Khaled al-Khaled et Adlene Mohammedi, « La stratégie saoudienne au Yémen : une impasse à toutes les échelles », in Moyen-Orient, no 46, avril-juin 2020, p. 18-23.

(4) John Hudson, « U.S. intelligence report says key gulf ally meddled in American politics », in The Washington Post, 12 novembre 2022.

(5) David Pollock, « Russia’s Move on Ukraine Polls Poorly in Arab Gulf », The Washington Institute for Near East Policy, 30 avril 2022.

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