Ces dernières années, les injures à l’égard des habitants des régions de l’intérieur et du sud se sont multipliées en Tunisie. L’acronyme KGB, qui renvoie généralement aux services de renseignement soviétiques de la période poststalinienne, renvoie en Tunisie aux initiales de trois villes : Kairouan, Gafsa, Beja. Elles forment, selon une grande partie des habitants du littoral tunisien et de la capitale, le triangle de la misère, de la honte, de la saleté, de l’obscurantisme… « Jabri » est un adjectif, une insulte qu’on adresse à ceux qui se comportent de manière peu civilisée en société. Ce terme est souvent utilisé pour qualifier les habitants de ce fameux triangle, tout comme l’expression « Min wra al-blayek », qui signifie littéralement : celui qui vient de l’autre coté des panneaux de signalisation, c’est-à-dire loin de la « civilisation » la plus élémentaire. Des groupes fleurissent sur Facebook avec des titres affligeants – « Anti jboura Tunis wled bled » (natifs de Tunis), « anti-jboura 100% swahliya » (Sahéliens) – qui comptent des milliers de membres.
Ces sentiments sont, sans aucun doute, un héritage de la colonisation mais sont aussi et surtout le fruit d’un développement économique, social et culturel différencié.
En Tunisie, la tendance générale est à la métropolisation. Les grandes villes, Tunis, Sousse, Monastir, ou encore Sfax concentrent la majorité des investissements, ne laissant à l’intérieur et au sud du pays qu’une fonction de réservoir de main d’œuvre non qualifiée. Depuis les années 1960, les disparités régionales ne cessent de se creuser. Le fossé social, économique mais aussi culturel s’élargit. Les régions de l’intérieur détiennent désormais les plus hauts chiffres de chômage mais aussi d’analphabétisme. On se retrouve schématiquement entre deux « Tunisies » qui vivent ensemble mais qui ne se connaissent pas et qui se méprisent mutuellement. Il nous est toutefois possible de nuancer notre propos en évoquant le cas particulier du Grand Sud.
Cette région se trouve dans une situation intermédiaire. Elle a en effet beaucoup profité d’un certain volontarisme des pouvoirs publics pour fixer les tribus et sécuriser la frontière tuniso-libyenne dans les années suivant l’indépendance.
La région de Tunis fait figure du meilleur élève dans le cadre du développement tant économique que culturel.
La région du Sahel tunisien, d’Hammamet à Chebba, qui a toujours été privilégiée pour sa position stratégique, a connu un développement économique important. Elle a profité depuis l’indépendance des plus grandes attentions des deux régimes qui se sont succédés. Ainsi jouit-elle de l’un des plus grands aéroports du pays, d’un port marchand (Sousse), de ports de plaisance, etc. L’autoroute A1, dont la construction a été amorcée en 1981 et qui relie Tunis à Sfax, intègre davantage cette région qui profite de l’écrasante majorité d’installations hôtelières et regroupe 14% de la population du pays.
Cela n’empêche pourtant pas les Tunisois de couvrir de mépris les « Sahéliens » et les autres habitants du pays. Le régionalisme en Tunisie ne se limite pas aux terrasses des cafés mais gagne également les stades. Les matchs opposant le club de Tunis, l’Espérance, au club de Sousse, l’Etoile sportive du Sahel, sont l’occasion d’insultes mais aussi affrontements, et quand les esprits s’échauffent vraiment, il n’est pas rare d’assister à une violence qui s’étend notamment sur l’autoroute A1. Ce régionalisme primaire qui s’exprime avec force dans le milieu du football a sans doute été entretenu par les autorités qui ont laissé se dégrader la situation en ignorant ce problème de premier ordre.
Depuis la « révolution » de janvier 2011, aucun Tunisien n’ignore que le dernier changement à la tête de l’Etat a déplacé le pouvoir vers ces régions déshéritées et si dénigrées. Le parti Ennahda, qui domine le gouvernement actuel et dont les dirigeants sont majoritairement originaires des régions intérieures et du sud, mise dans son programme sur le développement de celles-ci. Nous ne pouvons qu’espérer que les gouvernements qui se succéderont auront la hauteur et le patriotisme de ne pas renouveler ces réflexes d’un autre temps qui mettent en danger la cohésion de la population. Combattre ce régionalisme primaire, c’est aussi œuvrer au développement du pays. C’est un défi de taille qui se présente non seulement aux futurs gouvernements mais également à tous les Tunisiens.
Achref Sidiya
pourquoi mettre des guillemets à « révolution » de janvier 2011………