Nous ne ferons pas de bilan hâtif de ce que beaucoup de commentateurs ont appelé le « printemps arabe ». Moins ambitieuse, notre entreprise ici consistera à apporter quelques éléments d’analyse concernant la situation dans un certain nombre de pays arabes : trois pays du Maghreb (le Maroc, l’Algérie et la Tunisie) et trois pays du Moyen-Orient (l’Egypte, la Syrie et le Liban).
Le Maroc
De tous les partis dits « islamistes », ou « islamistes modérés », celui qui semble s’en sortir le mieux est bien le Parti de la justice et du développement (PJD) marocain. Partageant le nom et l’idéologie de l’AKP turc, le PJD semble pour l’instant réussir à se maintenir dans une situation délicate mais moins inconfortable. Dans un pays où la légitimité monarchique du roi Mohammed VI coexiste avec la légitimité démocratique du chef du gouvernement Abdelilah Benkirane, le PJD a néanmoins connu quelques difficultés. Après avoir accusé les précédents gouvernements de lui avoir légué une situation chaotique, le chef du gouvernement marocain a subi une sorte de « séance de la Flagellation » lors du discours du trône. Un discours du trône à la fois virulent à l’égard de l’Algérie sur la question du Sahara occidental et sévère vis-à-vis du chef du gouvernement concernant l’héritage des précédents gouvernements. Si Benkirane se flatte d’un « bilan positif » après deux années à la tête du gouvernement, il doit notamment faire face à une fronde interne, résultat des concessions qu’il a dû faire aux libéraux lors de la formation du nouveau gouvernement. Au-delà de ces questions politiciennes, le Maroc fait face à deux défis majeurs : une pauvreté structurelle et des relations conflictuelles avec l’Algérie. Alors que la « dignité pour tous » était l’une des grandes revendications du Mouvement du 20 Février (20 février 2011), des voix s’élèvent contre un budget alloué à la monarchie en hausse, dépassant celui de plusieurs ministères. Avec l’Algérie, la question du Sahara occidental n’en finit pas d’alimenter les tensions. Le 30 octobre dernier, Rabat est allée jusqu’à rappeler son ambassadeur. La pauvreté chronique, les relations avec le voisin algérien –notamment dans le cadre de la question sahraouie– et la capacité du PJD à coexister aussi bien avec le roi qu’avec les libéraux constitueront les grands défis de l’année qui vient.
L’Algérie
L’Algérie vit une insondable torpeur préélectorale. Un peu plus de trois mois avant les élections présidentielles, le débat politique n’est toujours pas véritablement lancé. Un an après la nomination du nouveau Premier ministre Abdelmalek Sellal, et alors que la santé du président Abdelaziz Bouteflika semble particulièrement fragile, le pays attend la prochaine échéance électorale dans un mélange de passivité et de pénombre. En d’autres termes, ni enthousiasme ni offre politique enthousiasmante. Les deux partis politiques au pouvoir, à savoir le Front de libération nationale (FLN) et le Rassemblent national démocratique (RND), ont réitéré leur soutien au président, le premier allant jusqu’à le soutenir pour un improbable quatrième mandat. Avec internet, la multiplication des journaux et des chaînes de télévision privées, la parole semble pourtant s’être libérée. Un certain nombre de jeunes se sont permis le luxe, cet été en Kabylie, d’organiser un « déjeuner républicain » en plein Ramadan. Leur porte-parole est allée jusqu’à se déclarer « non-jeûneuse » à la télévision. Situation tout à fait improbable il y a quelques années. Néanmoins, ce petit vent de liberté ne saurait faire oublier une islamisation indéniable de la société. Une omniprésence de l’islam (dans le discours, à la télévision, dans la rue …) sur laquelle comptent bien s’appuyer les islamistes lors des prochaines élections, malgré un relatif échec aux dernières législatives. Entre un traumatisme lié à la guerre civile souvent évoqué et cette réalité sociologique, quatre hypothèses quant au climat politique dans les prochains mois sont envisageables : une absence totale de débat et une élection, voire une réélection, discrète ; une instrumentalisation croissante du fait religieux pour flatter une grande partie de la population qui peut y être sensible ; un débat qui dépasserait les considérations religieuses pour se concentrer notamment sur de nécessaires réformes à la fois politiques et économiques ; un débat autour du bilan du président Bouteflika. Si les deux dernières hypothèses l’emportent sur les deux premières, alors l’Algérie aura réussi le pari inouï de la transition démocratique. Pour l’instant, la première hypothèse demeure la plus probable.
La Tunisie
En Tunisie, les islamistes d’Ennahda font profil bas. Après l’alliance –souvent conflictuelle– avec le président Marzouki, sorte de garant d’une vague et relative laïcité, le parti vient de franchir un nouveau pas en cédant la tête du gouvernement à une personnalité a priori indépendante en attendant l’organisation de nouvelles élections. L’issue des Frères musulmans en Egypte pousse en effet à la plus grande parcimonie. La position des islamistes tunisiens était inconfortable à plus d’un titre. Ce qui pouvait apparaître comme un terreau favorable à leur ascension a fini par leur être préjudiciable : une population largement islamisée dont une frange qui s’est radicalisée. Cet islamisme rampant, qui avait largement gagné du terrain sous Ben Ali, a trouvé deux bonnes raisons de s’exprimer. D’un côté, l’élection d’Ennahda lui a donné une légitimité interne. De l’autre, la crise syrienne a révélé dans la population tunisienne un contingent inespéré d’apprentis « djihadistes ». Ennahda s’est retrouvée confrontée à un engrenage qui allait la fragiliser : une pression « salafiste » radicale allant jusqu’à franchir le pas des assassinats politiques et exacerbant une contestation anti-islamiste. Ce moment de transition en attendant la nouvelle constitution et les prochaines élections est un moment de répit bienvenu. Cependant, trois problèmes majeurs tout à fait liés devront être affrontés : l’économie fragile avec une inquiétante inflation ; l’islam radical et le retour des « djihadistes » en Syrie ; la nécessaire réconciliation nationale.
L’Egypte
L’année 2013 aura été une annus horribilis pour les Frères musulmans. Après la gloire et l’élection de Mohamed Morsi, la révolte populaire, le coup d’Etat, puis enfin le statut d’organisation « terroriste ». Plus généralement, tandis que l’islam politique –dit « modéré »– apparaissait comme un modèle acceptable, notamment avec l’exemple de l’AKP en Turquie, il se retrouve aujourd’hui dans une situation délicate. Dans le cas égyptien, quatre facteurs expliquent sa chute : une situation économique chaotique largement héritée de l’ancien régime ; une grande partie de la population décidée à poursuivre la « révolution » ; une armée forte et en grande partie hostile à Morsi ; un soutien international insuffisant. Le renversement des Frères, puis leur répression, furent donc encouragés par un contexte favorable. Lâchés par les Américains, deux acteurs régionaux ont vu d’un mauvais œil le coup d’Etat : le Qatar et la Turquie ; le premier finançant le réseau des Frères musulmans, la seconde considérant celui-ci comme le relais d’une influence régionale retrouvée. Il est en revanche d’autres acteurs régionaux qui ont fortement salué ce coup d’Etat. Si Damas a salué la fin d’un régime qui voulait lui déclarer la guerre, ce sont des pays du Golfe farouchement hostiles aux Frères qui ont apporté le soutien le plus ferme au nouvel homme fort du pays : le général al-Sissi. « Les Frères ignorent les frontières », déclarait il y a plus d’un an le chef de la diplomatie émiratie. Contrairement au Qatar, des pays comme l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis préfèrent largement un régime militaire non-islamiste et stable à un régime islamiste avec le risque de velléités transnationales. Plus prudent et plus pragmatique que le gouvernement des Frères, le général al-Sissi bénéficie du soutien de l’Arabie saoudite dans un contexte difficile. Celui de la guerre contre les groupes « djihadistes », parfois proches d’al-Qaïda, établis dans le Sinaï. Outre la proximité avec Riyad, l’Egypte pallie la relative tiédeur américaine en relançant sa coopération militaire avec Moscou. L’agence russe RIA Novosti évoque l’achat d’armes russes par l’Egypte susceptible d’atteindre les 4 milliards de dollars, financé par un pays du Golfe. Une politique étrangère plus souple et une guerre interne contre le terrorisme plus ferme semblent être les deux axes privilégiés par le nouveau pouvoir en Egypte.
La Syrie
Le régime syrien est-il en train de gagner la guerre ? A en croire un observateur avisé comme Fabrice Balanche, la réponse est oui. Face à une opposition désorientée, Damas lance une contre-offensive efficace. Pour Fabrice Balanche, c’est une simple question de temps. Le régime, notamment grâce à sa stratégie de « contre-insurrection », se rétablit lentement. Quels sont les ingrédients de cette stratégie ? Les premiers sont internes : une armée efficace ; une situation économique qui permet encore largement au régime de se maintenir ; la constitution de forces de défense nationale à l’échelle locale ; la capacité à étouffer les insurgés en cloisonnant le territoire (par exemple en encourageant les groupes de combattants kurdes à rendre moins perméable la frontière avec la Turquie) ; la peur inspirée par les groupes de « djihadistes » et les faiblesses intrinsèques de l’opposition syrienne. Les seconds sont externes : le soutien apporté par le Hezbollah libanais, par l’Iran et par la Russie. En ce qui concerne l’opposition syrienne, son existence même en tant que réalité sur le terrain mérite d’être questionnée. En effet, avec la création d’une grande « alliance islamique » qui ne reconnaît pas la Coalition et la prépondérance de groupes souvent proches d’al-Qaïda (le front al-Nosra ; l’Etat islamique en Irak et au Levant) dont l’agenda semble plus transnational que syrien, il devient difficile d’identifier une continuité quelconque entre une entité politique qu’on appelle la Coalition, une entité militaire qu’on appelle le Conseil militaire suprême et la réalité des forces en présence sur le terrain. C’est dans ce contexte qu’est prévue la conférence de Genève 2 en janvier prochain, initiative largement appuyée par Moscou. Qui participera à cette conférence ? Les Etats-Unis et la Coalition finiront-ils par admettre la présence de l’Iran ? Une partie de « l’alliance islamique » sera-t-elle présente ? Dans le cas contraire, comment lui imposer un quelconque accord ? A quelques semaines de la date prévue, il va de soi que ces interrogations poussent à la plus grande circonspection.
Le Liban
Après la démission du gouvernement Mikati et la prolongation du mandat du Parlement, le Liban vit une période de vide politique inquiétant. A ce vide politique se sont ajoutés un certain nombre d’incidents sécuritaires. Une analyse superficielle du climat politique libanais donne l’impression d’un lien manifeste avec la crise syrienne. Tous les grands acteurs de la vie politique libanaise sont en effet liés à la crise syrienne, aussi bien les ennemis déclarés du régime syrien que ceux qui lui manifestent une certaine bienveillance, tandis que le président Michel Sleiman milite depuis le début du conflit pour la neutralité de son pays : le Courant du Futur de Saad Hariri est accusé d’offrir à Tripoli et à Ersal une base arrière aux rebelles syriens ; le chef druze Walid Joumblatt a tenté de convaincre les druzes de Syrie de combattre le régime syrien ; le chef du Courant patriotique libre (CPL), Michel Aoun, soutient le régime syrien au nom de la sécurité des chrétiens de Syrie et le Hezbollah intervient militairement aux côtés de l’armée régulière sur le sol syrien. Cependant, la crise politique que vit le Liban ne saurait être résumée à sa dimension syrienne. L’opposition classique entre l’alliance du 8 Mars (dite « prosyrienne » et « pro-iranienne », menée par le Hezbollah et le général Michel Aoun) et l’alliance du 14 Mars (dite « pro-saoudienne » et « pro-occidentale », menée par le clan Hariri) semble geler la vie politique au Liban, avec en filigrane deux risques majeurs : la remise en question du processus de « libanisation » du Hezbollah (son ancrage sur le sol libanais), et l’apparition d’une contestation d’un leadership « sunnite » absent qui s’est manifestée par l’apparition de mouvements « salafistes », comme celui de l’autoproclamé « cheikh » al-Assir, qui est allé jusqu’à affronter l’armée libanaise à Saïda au nom de la revendication récurrente du désarmement du Hezbollah. Malgré tous les discours sur l’indépendance du pays, la formation d’un nouveau gouvernement demeure une question davantage régionale que nationale. Au-delà de la Syrie, ce sont les tensions irano-saoudiennes qui semblent constituer le principal obstacle à la nomination d’un nouveau gouvernement. Le président Michel Sleiman a d’ailleurs rappelé, en préparant son dernier voyage en Arabie saoudite, que l’accord de Riyad (puissance tutélaire du clan Hariri) était nécessaire à la nomination d’un nouveau gouvernement. Entre l’impasse politique et les revendications socio-économiques, la nomination d’un nouveau gouvernement –peut-être d’union nationale– sera le prochain grand défi.
Adlene Mohammedi
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