Le territoire, une donnée centrale
Si les aspects religieux et « civilisationnels » n’ont pas manqué d’être sollicités pour analyser la situation syrienne, l’appréhension du territoire –question géopolitique par excellence– a largement été délaissée. La géopolitique est précisément là pour scruter le territoire en tant que donnée centrale d’un conflit. Le géographe français Jean Gottmann (1915-1994), connu pour le concept de « mégalopolis », a aussi fait évoluer la discipline en théorisant la dialectique circulation-iconographie. Ce sont deux forces opposées et complémentaires : la « circulation » qui consiste à déplacer (les hommes, les idées, les marchandises, les capitaux …) est une force poussant à l’homogénéisation ; l’« iconographie » qui est un moyen d’autodéfense fait de références communes est une force de résistance. La première décloisonne et permet la constitution de réseaux ; la seconde cloisonne et consolide le territoire. Seulement, cette dialectique est loin d’être rigide : le cloisonnement à un niveau donné est souvent le fruit d’un décloisonnement à un autre niveau.
Le territoire est d’autant plus important dans la région du Bilad al-Cham (Grande Syrie) que l’argument géopolitique –l’adjectif étant pris ici au sens idéologique davantage qu’académique– fut brandi dès 1932 par un jeune nationaliste syrien originaire du Mont-Liban, Antoun Saadé, dans le cadre d’un parti politique influent : le Parti syrien national social (PSNS). Dans La genèse des nations, il écrit qu’« une nation résulte du mariage d’un groupe d’hommes et d’une terre ». Tout au long du XXe siècle, et jusqu’à aujourd’hui, le territoire en tant que vecteur identitaire sera marginalisé au profit de la langue (le nationalisme arabe) et de la religion (l’islamisme ; le confessionnalisme au Liban).
Le régime syrien et la tentation du repli
Analysons le conflit syrien à travers l’angle de la dialectique cloisonnement-décloisonnement. Interrogé par la nouvelle chaîne de télévision panarabe al-Mayadeen il y a environ un an, le représentant syrien auprès des Nations unies Bachar al-Jaafari a déclaré que l’arabisme était une sorte de fardeau auquel son pays avait toujours cru. Il a rappelé trois événements pour illustrer l’ouverture de son pays sur le reste du monde arabe : l’accueil réservé à Damas à l’émir algérien Abdelkader au XIXe siècle ; la proclamation par le Congrès national syrien de Fayçal, fils du roi du Hedjaz, roi de Syrie en 1920 ; la création de la République arabe unie avec l’Egypte (1958-1961) et la soumission à l’hégémonie nassérienne. Pour le régime syrien et la partie de la population qui le soutient, l’attitude hostile de la Ligue arabe à quelques exceptions près est de nature à confirmer les doutes sur l’idée d’une quelconque solidarité arabe. Une situation analogue à celle de 1979 : tandis que l’Egypte de Sadate se réconciliait avec Israël, Damas entamait son rapprochement avec la République islamique d’Iran. Damas se retrouve avec ces deux interrogations : est-il opportun de remobiliser la rhétorique sur le nationalisme arabe, fondement idéologique du régime, tandis qu’une partie du monde arabe lui tourne le dos ? Est-il encore possible d’instrumentaliser la question palestinienne, autre fondement idéologique du régime, tandis que le Hamas se désolidarise du régime syrien ? Toute la difficulté réside dans le fait de concilier deux représentations a priori antagonistes : d’un côté, le discours autour d’un chaos émanant d’une manipulation externe (« complot » favorisant le « terrorisme ») ; de l’autre, le brandissement d’éléments externes comme facteurs de cohésion interne, à savoir le nationalisme arabe et la question palestinienne. Le régime syrien semble aujourd’hui plus résolu que jamais à entreprendre un véritable processus de cloisonnement à trois niveaux : d’abord, au niveau du discours. Cela passe par une rhétorique anti-terroriste largement employée par les Etats depuis les années 1990. Ensuite, au niveau militaire. Cela passe par une volonté affichée de rendre le territoire le moins perméable possible afin de combattre les rebelles en vase clos. Le meilleur exemple de ce point de vue est le soutien apporté à des groupes armés kurdes afin de rendre la frontière avec le voisin turc imperméable. Enfin, au niveau du contrôle des flux migratoires. Une réflexion est actuellement menée par le régime afin de mettre en place un système de visas pour des citoyens arabes jusque-là exempts.
L’opposition syrienne et une ébauche de cloisonnement
Cette dialectique semble à la fois plus évidente et plus difficile à saisir concernant l’opposition syrienne. Si on a coutume ici de distinguer acteurs « modérés » et « extrémistes », il serait peut-être plus pertinent de distinguer les acteurs territoriaux des acteurs réticulaires. La dialectique territoire-réseaux est délicate : tous les acteurs font appel à des réseaux pour arriver à leurs fins. Cependant, nous pouvons distinguer les acteurs dont la mobilisation des réseaux s’arrête aux moyens de ceux dont les fins elles-mêmes dépassent le cadre du territoire syrien. La démarche officielle de l’opposition syrienne semble tout à fait territorialisée : une Coalition nationale créée en novembre 2012, comme organe politique rassemblant les différentes sensibilités de l’opposition syrienne ; un Conseil militaire suprême mis en place un mois plus tard, comme coordinateur des différents groupes insurgés. Un an après leur mise en place, le bilan est plus que mitigé. D’abord, parce que les groupes conservent leur autonomie sur le terrain, et parce que certains groupes ne reconnaissent aucunement l’autorité du Conseil militaire suprême. Il en est ainsi du Front islamique et de deux groupes affiliés à al-Qaïda, à savoir Jabhat al-Nosra et l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL). Ensuite, parce qu’une partie de l’opposition « officielle » a déjà collaboré avec ces acteurs affiliés à une organisation transnationale dont le caractère local de l’agenda mérite d’être remis en question. Au-delà, l’influence sur le terrain de l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) et l’alliance de circonstance qu’il a apportée aux autres groupes rebelles est une donnée qui confirme cette interrogation. Les questions qui se posent à l’opposition apparaissent ainsi comme analogues à celles qui se posent au régime syrien : comment construire un projet national avec des acteurs dont les motivations sont transnationales ? Que faire de « djihadistes » qui ne sont pas seulement là pour combattre un régime politique donné, mais qui considèrent la Syrie comme un lieu de « djihad » parmi d’autres ? Ce « djihad » sunnite contre un régime « impie » est à la fois source de sympathie (d’hommes, d’armes et de financements) et un obstacle à la constitution d’une légitimité nationale, y compris pour les « djihadistes » locaux qui souhaitent construire un Etat islamique et qui en ont donné un avant-goût à Alep. En combattant l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), une partie de l’opposition entreprend aussi son processus de cloisonnement. Un cloisonnement encore largement fragile étant donné le nombre de combattants étrangers.
La délicate question des combattants étrangers
L’abondante littérature autour de l’opposition islamique en Syrie fait état de trois types d’islam politique : celui des Frères musulmans, opposants classiques au régime syrien présents dans la Coalition nationale, principal interlocuteur des pays « occidentaux » ; celui des « salafistes » du Front islamique et celui des groupes dits « terroristes », à savoir les groupes affiliés à al-Qaïda. Il serait tout à fait hâtif de déclarer que cet islam radical est une réalité exogène. Certes, des groupes affiliés à al-Qaïda ont largement recruté parmi des « djihadistes » venus du monde arabe, de Russie, d’Europe et d’Asie. Mais des « djihadistes » locaux furent recrutés, bien déterminés à instaurer un Etat islamique syrien. Il serait aussi hâtif d’évoquer le « takfirisme », idéologie de l’excommunication véhiculée par les groupes de « djihadistes », comme un fléau visant exclusivement les minorités non-sunnites. L’idéologie est d’abord née en Egypte pour combattre les « mauvais sunnites ». En d’autres termes, le « djihadiste » n’est pas forcément un étranger, et malgré une rhétorique anti-chiite récurrente il peut constituer une menace pour la majorité sunnite.
Une fois ces précautions prises, il n’en demeure pas moins que la question des combattants étrangers est une vraie question et non un simple mythe inventé par le régime. Les adversaires du régime syrien rétorquent volontiers que l’opposition n’a pas le monopole de la présence étrangère, en rappelant notamment le soutien apporté à l’armée régulière syrienne par le Hezbollah libanais. Y a-t-il une équivalence entre ces deux apports extérieurs ? La réponse est évidemment négative. La question du retour après le conflit se pose pour ceux qui ont quitté l’Europe, le Maghreb ou la Russie pour aller combattre en Syrie, et non pour les miliciens du Hezbollah. Ces derniers ne comptent nullement poursuivre un quelconque « djihad » dans leur pays. Si la question du retour peut apparaître anecdotique, elle s’est déjà posée par le passé pour un pays qui a connu une décennie sanglante de guerre civile : l’Algérie. Une partie des islamistes algériens avait combattu en Afghanistan.
Après la guerre civile libanaise, le leader communiste Georges Hawi a exprimé dans une interview un regret : « Nous nous sommes trompés. Nous nous sommes tous trompés en recourant à des forces étrangères. Notre recours à l’ami était une erreur. Leur recours à l’ennemi était une offense … » Il va de soi que si Israël n’a plus d’allié politique au Liban, le recours à l’extérieur demeure structurel dans ce pays. Tout effort de cloisonnement sera vain dans un Moyen-Orient arabe où les Etats font face à des acteurs subversifs (l’Egypte, le Liban, la Syrie, l’Irak …), car le délitement de l’Etat est le signe annonciateur d’un décloisonnement permanent.
Adlene Mohammedi
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