Ce billet est le fruit d’une interrogation sur les contradictions qui entourent les manières dont la politique est aujourd’hui appréhendée. De l’impolitique à l’apolitique, en passant par le dépolitisé et les nouvelles formes de politisation, il ne s’agit pas tant d’une réflexion épistémologique que d’un regard porté sur des phénomènes révélateurs de quelques tendances notables.
Claude Monet, Londres, le Parlement. Trouée de soleil dans le brouillard, 1904
De l’émancipation par la politique à l’émancipation vis-à-vis de la politique
Ne céder ni au « c’était plus politique avant », variante du « c’était mieux avant », ni à la généralisation outrancière. Seulement, force est de constater que certaines tendances dépassent largement les cadres nationaux, cadres habituels des débats et des délibérations politiques.
A bien des égards, le XXème siècle fut le siècle de l’émancipation par la politique. La politique se pratiquait à la fois autour de l’Etat et à distance –bien que toute relative– de l’Etat. Le maître-mot fut l’engagement. L’engagement du citoyen aussi bien que celui de l’Etat. Les réalisations du Front populaire (1936-1938), les nationalisations du Conseil national de la Résistance (1945-1946), celles qui ont succédé à la victoire de François Mitterrand en 1981 sont des exemples de l’engagement de l’Etat. Mais ce modèle ne s’applique pas qu’à la France. L’Egypte de Nasser dans les années 1950, la Révolution tranquille au Québec dans les années 1960, l’Algérie de Boumediene dans les années 1970 furent, pour le meilleur et pour le pire, des exemples de cet engagement. Parallèlement, à distance de l’Etat, la politique habitait l’université, l’humour, le cinéma, la chanson, la littérature. Il y avait un bloc communiste, il y avait des partis communistes, il y avait des ouvriers, il y avait un tiers-monde.
Peut-être est-ce hâtif de parler d’engagement. La politique était avant tout une langue. Si une certaine gauche regrette que le fameux « sociétal » (condition féminine, homosexualité) ait supplanté le « social » et que l’immigré se soit substitué au prolétaire, la dépolitisation n’a épargné personne. Toutes ces questions sont en réalité devenues technico-juridiques : le féminisme anti-patriarcal s’est mué en parité hommes-femmes ; la lutte pour l’acceptation de l’homosexualité est devenue affaire de contrats et de pactes ; les combats pour les immigrés ont laissé place à des querelles de régularisations et de quotas. Perçue comme un fardeau, nos sociétés ont voulu s’émanciper de la politique. Identifier une rupture est aussi tentant qu’impossible ; isoler une cause est aussi ambitieux qu’extravagant. Une tendance ne se saisit pas facilement.
Une certaine pensée réactionnaire aurait tendance à accuser « l’esprit Mai 68 », le « jouir sans entrave ». Mais cet « esprit » était à la fois hétérogène et éminemment politique, bien qu’il se soit attaqué à l’instrument politique par excellence : l’Etat. Mais comment ne pas penser à la « révolution conservatrice » de Thatcher et Reagan ? Interviewée par Douglas Keay en 1987, Margaret Thatcher n’a pas hésité à affirmer qu’il n’y avait pas de société (“There is no such thing as society”), qu’il n’y avait que des individus. Affirmation impolitique par excellence. Cet impolitique demeure toutefois politique au sens « schmittien » (en référence à Carl Schmitt) de la distinction ami/ennemi. Le libéralisme et le progrès technique façonneraient-ils un monde tout simplement apolitique ?
Le libéralisme et le progrès technique seraient-ils axiologiquement neutres ? Pour un auteur comme Jean-Claude Michéa, le libéralisme est axiologiquement neutre puisqu’il produit une société atomisée où tous les modes de vie se valent et où il n’y a plus de valeurs communes. Pour Loïc Wacquant, disciple de Pierre Bourdieu, la disparition de l’Etat souvent associée à l’utopie néolibérale est en réalité un leurre : moins d’Etat qui régule sur le plan économique et social ; plus d’Etat qui réprime sur le plan pénal et policier. L’insécurité devient de fait un objet politique privilégié. Concernant le progrès technique, nous pouvons citer les travaux du chercheur biélorusse Evgueni Morozov. Il évoque un « solutionnisme », pendant technologique du libéralisme, qui consiste à confier à des entreprises de la Silicon Valley des problèmes qui ne sont plus résolus collectivement. Pour lui, il faut donc se méfier de la Silicon Valley autant que de Wall Street. En écartant la délibération collective au profit d’algorithmes, il y a bien un parti pris politique, celui d’en finir avec la politique.
Les mots et les pratiques trahissent ce funeste sort. La course au pragmatisme et à l’efficacité, l’émergence des experts en tous genres et le recul de l’Etat sont autant d’indices probants. A quoi sert la délibération politique s’il existe des solutions optimales apportées par des experts ? A quoi sert la délibération politique quand la norme remplace la loi ? A quoi sert la délibération politique quand les marchés dominent les Etats ? A quoi sert la délibération politique quand la gouvernance européenne l’emporte sur le gouvernement national ? Dès lors, il devient difficile de s’étonner devant la raréfaction de la langue politique. L’université, l’humour, le cinéma, la chanson, la littérature furent simplement dépolitisés. Même le politique fut dépolitisé, neutralisé par la mère des expertises : la communication.
Les résidus et les ersatz : territoires, réseaux et souveraineté
La langue politique n’est pas encore tout à fait une langue morte. Peut-être connaît-elle simplement le sort des autres langues : elle s’appauvrit. Le libéralisme et le progrès technique –notamment les réseaux sociaux– favorisent la logique réticulaire au détriment de la logique territoriale. Le réseau prend le pas sur le territoire. Comment expliquer sinon le « djihad » transnational qui séduit des milliers de jeunes Européens ? Le territoire tente alors de réagir en puisant dans un vocabulaire qui prend les allures d’un ersatz. Dans le cas français, le fétiche est tout trouvé : la sacro-sainte « République ». Véritable serpent de mer, voire simple exercice d’autosuggestion, le mot hante les discours sans jamais s’incarner. Ou pour emprunter la formule bourdieusienne reprise par Loïc Wacquant, il ne s’incarne que par la « main droite » de l’Etat, celle qui réprime et qui punit : « l’ordre républicain ».
L’ersatz est aussi dans cette tendance à faire de la langue politique une langue viscérale. Les grandes manifestations contre le mariage homosexuel ont probablement donné l’impression à une partie de la population de s’engager politiquement. Certains sont allés jusqu’à évoquer un tournant civilisationnel. Ce non-projet (la « Manif pour tous ») opposé à un non-projet (le « mariage pour tous ») n’aura été qu’un simulacre d’acte politique pour une population conservatrice habituée à une vie apolitique. Dans un tout autre contexte, et bien que les intentions fussent nobles, la grande manifestation de soutien à Charlie Hebdo et le slogan qui l’avait précédée (« Je suis Charlie ») évoquent aussi vaguement une langue politique qui n’en est pas une : la langue du consensus et de « l’unité nationale ». Comme si la communication voulait prendre les apparences de la politique.
Les soulèvements dans le monde arabe ont remis au goût du jour la langue politique. C’est indéniable. Si les résultats sont largement discutables, il y a bien eu un moment politique. L’Europe connaît aussi un moment politique. Raillée, déconstruite, la souveraineté est au cœur de la politique. Tout comme la politique est au cœur de la souveraineté. Le référendum écossais sur l’indépendance fut pour beaucoup le débat politique le plus enthousiasmant de ces dernières décennies. Les succès de Syriza en Grèce et de Podemos en Espagne reflètent peut-être un enthousiasme analogue pour la souveraineté. Il convient de revenir ici sur cette notion. Il ne s’agit pas de la sacraliser : elle est précisément née d’une volonté de privilégier le bien-être des populations à une quelconque transcendance. Elle n’est rien d’autre qu’un mot. Mais ce mot désigne la volonté d’avoir son destin en main. Comme le rappelle le juriste finlandais Martti Koskenniemi, c’est ce qu’elle exprimait déjà à l’époque moderne face au pouvoir théocratique, et c’est ce qu’elle exprimait au XXème siècle dans le cadre de la décolonisation. La souveraineté, c’est l’instrument qui permet d’imaginer un projet collectif, l’antidote au pragmatisme, au « There is no alternative » thatchérien.
En d’autres termes, la souveraineté est la porte d’accès à la langue politique. Cette formule bancale nous rappelle le cas québécois. Evidemment, c’est un cas qui mérite bien plus que ces quelques lignes. Mais l’enthousiasme évoqué pour le référendum écossais n’est pas sans rappeler le référendum québécois de 1995. Le camp souverainiste était passé si près de la victoire. Le Québec était si près de l’indépendance. Encore plus près que l’Ecosse. La corrélation entre le recul des idées souverainistes et celui de la langue politique nous ramène irrémédiablement à ce qui a été évoqué plus haut. D’abord, une illustration nous est offerte sous la forme d’un oxymore. Il s’agit de la devise du Parlement jeunesse du Québec depuis 2010 : « la politique sans parti pris ». A la décharge de ceux qui ont choisi ce mot d’ordre, l’institution était originellement religieuse et son caractère « neutre » est une constante. L’ironie demeure toutefois intacte. Cette fierté affichée s’explique évidemment par la volonté de traiter des sujets de fond sans contraintes partisanes. Il s’agit donc de s’émanciper de ces contraintes, de ne pas s’exprimer sur l’économie en tant que souverainiste par exemple, de faire preuve de pragmatisme. Ensuite, l’illustration de l’ersatz nous a été donnée par le Parti québécois (souverainiste), au pouvoir entre 2012 et 2014 après une dizaine d’années d’absence. Faute de débat sur la souveraineté, le gouvernement a lancé un grand débat autour d’une Charte des valeurs. Un débat sur la laïcité et les signes ostentatoires –et donc le voile et la communauté musulmane– qui n’a abouti qu’à une fragilisation du gouvernement. Mais là encore, la langue politique demeure encore vivante, et il lui arrive encore d’aller à la rescousse d’une autre langue malmenée : le français.
Le dilemme de la relation à l’Etat
Il y a un peu moins de deux ans, comme il y en a assez peu à la télévision, nous pouvions assister à un brillant échange entre Alain Badiou et Régis Debray. Dans sa critique de la démocratie, Alain Badiou préconisait, pendant une période d’expérimentation, une politique définie à distance de l’Etat. Une politique développée pour elle-même, à l’abri d’une « démocratie officielle » anesthésiante. En bon républicain, Régis Debray ne pouvait alors que rappeler l’importance de l’Etat : « une société sans Etat, c’est une jungle ; quand l’Etat disparaît, apparaissent les mafias et les clergés ». Ces deux points de vue sont aujourd’hui au cœur de la pensée politique. Il suffit d’observer le monde arabe pour se convaincre du caractère inquiétant de la délitescence de l’Etat. La notion de souveraineté demeure étroitement liée à celle d’Etat : imaginer un projet collectif et le réaliser à travers des institutions. Mais encore faut-il que l’Etat n’empêche pas d’imaginer. Et c’est là que le propos de Badiou prend tout son sens, et que le dilemme est de taille : préserver l’Etat pour éviter la jungle ; penser à distance de l’Etat quand l’Etat ne permet plus de penser. Le tout est de sauvegarder la langue politique. Repenser la politique, c’est imaginer ; repolitiser la pensée, c’est pouvoir imaginer.
Adlene Mohammedi
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