En 2016, le Proche-Orient était au cœur des sujets d’Histoire aux concours de l’Agrégation et du CAPES, tandis que les candidats du Baccalauréat devaient analyser cette région, présentée comme un foyer de conflits depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il aurait été possible à ces aspirants bacheliers, dès lors, de conclure leur composition par les problématiques que soulève aujourd’hui l’organisation terroriste Daesh, dont les agissements ont régulièrement ponctué nos actualités depuis près de deux ans : combats, assassinats, attentats, esclavage et destruction du patrimoine culturel, notamment en Irak.
Arrêtons-nous sur cette dernière forme de barbarie. En Europe, des informations et des vidéos ont régulièrement été diffusées au sujet de la destruction brutale d’objets et de sites archéologiques irakiens. Et c’est presque d’une seule voix que l’opinion publique occidentale l’a vivement dénoncée, consternée par la démolition de Nimrud et Hatra à la dynamite et au bulldozer, choquée par la mutilation des colosses du musée de Mossoul au marteau-piqueur et au burin[1]. Ces terroristes, accusés de vouloir détruire toute trace des cultures préislamiques, sont ainsi devenus les bourreaux d’un art élevé au rang de martyr du djihadisme par nos médias.
Pourtant, ces informations n’ont pas fait long feu et, après la vague de protestations, l’opinion s’est très vite détournée de la question : l’oraison funèbre de cet art qui passait au mieux comme exotique ayant été prononcée, il semblait inutile de s’appesantir sur le devenir du patrimoine épargné.
Un patrimoine vieux de plus de 14 000 ans
Méconnu ou ignoré dans nos sociétés, le patrimoine culturel et surtout archéologique irakien témoigne d’une histoire exceptionnelle et multimillénaire. Il nous paraît ainsi essentiel de présenter, encore que très succinctement, les civilisations qui se sont succédé en Irak, afin de mieux en apprécier sa richesse ; la tâche est ardue, car nous ne voudrions verser ni dans le catalogue, ni dans la généralisation à l’extrême.
Situé sur les rives du Tigre et de l’Euphrate, le territoire de l’Irak recouvre ce que les Grecs

Fig. 1 : céramique de la période d’Obeid, IVe millénaire av. J. C. Iraq Museum.
appelaient dans l’Antiquité la Mésopotamie, littéralement la terre « entre les fleuves ». Du fait de conditions hydrographiques idéales, les communautés humaines qui occupaient cet espace depuis au moins 12 500 ans avant notre ère mirent progressivement au point l’agriculture, l’élevage et les premières formes d’urbanisation. Cette situation aboutit au VIIe millénaire à l’émergence de ce que les spécialistes nomment les cultures d’Obeid (6 500 av. J.‑C.) et de Halaf (6 000 av. J.‑C.), remarquables, entre autres, par leurs céramiques à motifs géométriques et figuratifs (fig. 1).
Une nouvelle étape est franchie à l’extrême fin du IVe millénaire av. J.‑C., lorsqu’apparaît, dans le sud du pays, l’écriture. Les premiers « grimoires » – comme aimait à les appeler l’assyriologue Jean Bottéro – sont rédigés en caractères cunéiformes, généralement sur des tablettes d’argile (fig. 2). Ils permettent d’abord de réaliser des inventaires, puis très vite, ils compilent les événements et gardent le souvenir des hommes qui les ont rédigés : l’Histoire est née.

Fig. 2 : tablette d’argile datant de la période néo-assyrienne (Ier millénaire av. J. C.). Iraq Museum.
L’étude de ces documents a permis aux érudits européens du XIXe siècle de retracer l’histoire des civilisations du Proche-Orient ancien : les mystérieux Sumériens (dont les secrets ont été en partie percés par Samuel Noah Kramer dans un ouvrage d’une extraordinaire limpidité[2]), puis les populations sémites du IIIe millénaire av. J.‑C., dont les Akkadiens qui fondent dans le nord et dans le sud deux brillantes civilisations autour des villes d’Aššur et de Babylone, respectivement. Pendant près de 1 500 ans, Assyriens et Babyloniens ont bâti des temples, des palais, des forteresses et des capitales, comme à Kalḫu (fig. 3) et Ninive ; ont rédigé plusieurs centaines de milliers de documents qui nous sont parvenus ; ont produit des objets en or, en diorite, en cornaline et en lapis-lazuli ; ont élaboré un corpus de légendes et de traités qui ont inspiré les auteurs de la Bible et des épopées achéennes.

Fig. 3 : reconstitution de la ville de Kalḫu (Calah, aujourd’hui Nimrud) à l’époque néo-assyrienne. James Fergusson, 1853, British Museum. Le site a été détruit par Daesh en mars 2015.
Après l’entrée en scène des Perses en 550 av. J.‑C., vient le tour des Macédoniens en 330 av. J.‑C. Alexandre le Grand, impressionné par les splendeurs et les richesses de l’Orient perse, fait d’ailleurs de Babylone sa capitale, alors que les lettrés qui l’accompagnent forgent le mythe du Perse raffiné, précieux et efféminé – que l’on retrouve dans la scène de la Mort de Sardanapale de Delacroix.
Après la mort d’Alexandre, les Séleucides établissent en Orient un empire dans lequel se

Fig. 4 : enluminure représentant une bibliothèque à Bassora, copiée et peinte par al-Wâsilî à Bagdad vers 1230. Paris, BNF.
réalise un syncrétisme entre les cultures grecque (européenne) et mésopotamienne (orientale). Les Romains héritent de cet empire peu avant le début de notre ère, avant qu’il ne tombe entre les mains des redoutables Parthes, puis des Sassanides, qui s’inspirent des civilisations précédentes pour élaborer un art qui n’a rien à envier à celui de leurs prédécesseurs.
En 636, la victoire de Yarmouk donne aux Arabes musulmans le contrôle de la Mésopotamie. Partie de la Péninsule arabique, l’expansion de l’islam fait de cette région son nouveau centre de gravité : pour remplacer la Damas des Omeyyades, Bagdad est fondée au VIIIe siècle par les Abbassides pour être la nouvelle capitale. Perle de l’Orient, cette ville se couvre de mosquées et de palais, et se dote d’une « maison de la sagesse » (bayt al-hikma)[3], bénéficiant ainsi de sa situation géographique qui en fait le centre politique et culturel du califat (fig. 4), mais aussi le point d’arrivée de la Route de la soie et le trait d’union entre l’Europe et l’Extrême-Orient.

Fig. 5 : « Abu Sa’ud enseignant la loi », manuscrit illustré tiré du Divân de Mahmud Abd-al Baqi, deuxième moitié du XVIe siècle. Acheté par un collectionneur particulier à Bagdad en 1925, il est aujourd’hui conservé au Metropolitan Museum of Art de New York.
Les Arabes sont remplacés dans cette région par les Turcs seldjoukides dès le XIe siècle, par les Mongols au XIIIe et par les Ottomans au XVIe. Ces peuples, à l’origine nomades et asiatiques, s’appuient davantage sur la culture musulmane que sur les traditions mésopotamiennes locales pour asseoir leur légitimité (fig. 5).
Dans l’Empire ottoman, l’Irak est divisé en trois vilayets : Mossoul, Bagdad et Bassorah. A la fin de la Première Guerre mondiale, ces trois provinces passent sous mandat britannique, avant d’être réunis pour donner naissance à l’Irak moderne en 1921.
Les vicissitudes du patrimoine en temps de guerre dans l’Antiquité
Géographiquement, le Proche-Orient est un gigantesque carrefour entre trois continents, et donc à la fois une plaque tournante commerciale de premier ordre et un lieu de passage difficile à défendre.
Dans l’Antiquité, les premières civilisations sont nées de la guerre : ce n’est pas un hasard

Fig. 6 : Jéhu, roi d’Israël, se prosternant devant le roi assyrien Salmanazar III. Scène de l’Obélisque noir, daté de 825 av. J. C. British Museum.
si la galerie des Antiquités orientales du musée du Louvre s’ouvre par la stèle des Vautours[4]. Sumériens, Assyriens et Babyloniens s’affrontaient au cours de longues luttes intestines, mais leurs histoires sont aussi marquées par des cycles d’expansion territoriale ou, au contraire, de domination étrangère qui les mettaient en relation avec les peuples de leur périphérie ; le meilleur exemple en est peut-être la soumission humiliante du roi juif Jéhu au souverain assyrien Salmanazar III en 825 av. J.‑C., souvenir conservé – mais modifié – dans la Bible (fig. 6).
Le patrimoine assyrien ou babylonien, puisque ces lignes restent centrées sur ce que l’on nomme aujourd’hui l’Irak, est déjà l’une des victimes de ces vicissitudes belliqueuses. Ainsi, lorsque le monarque assyrien Sennachérib réprime une révolte à Babylone en 689 av. J.‑C., il fait détruire la ville et dévie le cours de l’Euphrate pour l’inonder. L’or du temple de Marduk, divinité tutélaire de la cité, fut alors pillé comme butin de guerre et la statue cultuelle de ce dieu fut amenée à Aššur et traitée comme un otage afin que les Babyloniens survivants ne contestassent plus l’autorité assyrienne.
Les Assyriens utilisaient la déportation comme moyen de déstabiliser les populations vaincues ; dans ce cas, cette sorte de déportation de mobiliers ne doit pas être surprenante – c’est ce qui du reste a amené Steven Holloway à créer le néologisme « godnapping »[5] – et ne concerne pas que le matériel cultuel. Deux des plus fameuses stèles mésopotamiennes du Louvre, celle de Naram-sîn (fig. 7) et celle de Hammurabi (le célèbre « Code »), ont été trouvées en Iran, parce que les Élamites les avaient emmenées avec eux à Suse au gré de leurs victoires militaires.
Pour les Anciens, ces actes sont davantage des déportations symboliques qu’un véritable pillage – ou en tout cas, c’est ainsi que les sources de l’époque les présentent. Priver les vaincus de leurs dieux, de leurs stèles (en un mot, de leur culture) revenait à les plonger dans un état de sauvagerie originelle, celle qu’ils avaient connue avant que leur civilisation ne s’épanouît. En déportant des statues, on cherchait à confisquer une histoire et une mémoire ; en s’attaquant au patrimoine, on s’attaquait directement à l’identité d’un peuple.

Fig. 7 : stèle de Naram-sîn, XXIIIe siècle av. J. C. Musée du Louvre. Naram-sîn se fait représenter lors d’une victoire contre les Lullubi, peuple du Zagros. Neuf siècles plus tard, un roi élamite (de l’autre côté du Zagros) victorieux la trouve en Mésopotamie et la fait amener à Suse.
Les Européens au XIXe siècle : diplomates, archéologues ou pillards ?
En 1782 (apr. J.‑C. cette fois), le botaniste français André Michaux achète à Bagdad un

Fig. 8 : « caillou Michaux », stèle babylonienne du début du XIe siècle av. J. C. Département des monnaies, médailles et antiques de la BNF.
objet qui attise sa curiosité. De forme ovale, en pierre noire, il est couvert d’inscriptions et de dessins représentant d’étranges dragons (fig. 8). Rentré à Paris en 1786, il l’expose à la Bibliothèque nationale : c’est le premier monument cunéiforme amené en Europe. Des savants se penchent sur l’étrange « caillou Michaux », et en livrent des traductions saugrenues. Peu à peu, l’Europe est intriguée par des objets semblables et renoue timidement contact avec l’Orient ancien, pensant trouver des preuves pour étayer les récits bibliques.
Le XIXe siècle est marqué par la naissance de l’orientalisme. Une vingtaine d’années avant le déchiffrement des hiéroglyphes par Champollion, certaines langues écrites en caractères cunéiformes sont identifiées. En 1857, l’akkadien – la langue des Assyriens et des Babyloniens – est traduit : c’est la naissance de l’assyriologie.
Les Européens au XIXe siècle étaient-ils des diplomates, des archéologues ou, plus trivialement, des pillards ? Un peu des trois. Dans les vilayets irakiens, les consuls français et britanniques, comme Paul-Émile Botta ou Austen Henry Layard, établissent tant bien que mal les premières fouilles archéologiques de la région. Ils cherchent des objets précieux, des statues, des inscriptions, des reliefs de pierres (les orthostates). Sur les chantiers, leurs ouvriers sont musulmans et n’entendent pas conserver ses objets impurs et maudits par le Coran.

Fig. 9 : taureau androcéphale ailé (lamassu) du palais d’Assurnasirpal II à Nimrud, vers 870 av. J. C. Ces génies protecteurs, qui vont toujours par paires, se situaient près des lieux de passage pour éloigner les mauvais esprits. En mars 2015, Daesh les a mutilés à la masse avant de les dynamiter.
En effet, la Bible avait conservé le souvenir d’un roi assyrien brutal et sanguinaire qui avait détruit des villes, pillé Jérusalem, humilié son roi et déporté sa population ; elle avait confondu Ninive, la plus grande ville du monde antique, avec Babylone, pour en faire la Grande Prostituée. Or, l’islam s’inspire de la Bible et récupère ces lieux communs. Les cultures dites préislamiques sont alors assimilées, par les musulmans, à des hérésies païennes et, sans pour autant détruire systématiquement leurs manifestations, elles font l’objet d’une amnésie générale : les divinités assyriennes, notamment les taureaux androcéphales ailés (fig. 9), sont assimilés à des djinns. Ainsi, les Saintes Écritures mentionnent encore le nom de Babylone, devenue Babel, mais pour l’associer à l’arrogance des hommes dans le mythe de la Tour. De même, Kalḫu, déformée en Calah, devient Nimrud, qui est aussi le nom d’un personnage biblique : un géant qui, pour s’être rebellé contre Dieu, mourut à cause d’un moustique coincé dans sa narine … Enfin, Ninive, autrefois la plus grande ville du monde, est réduite à deux tells, dont l’un prend le nom de Nebi Yunus parce que l’on pensait que le prophète Jonas y était enterré.
Revenons à nos consuls-archéologues européens. Comme en Égypte et en Grèce, ils négocient avec les autorités locales pour expatrier ce qu’ils considèrent, eux, comme les reliques prouvant la véracité du récit biblique. Une bonne part des trouvailles archéologiques prend ainsi le chemin de Londres et de Paris, où l’on inaugure d’ailleurs un « musée assyrien » le 1er mai 1847 ; le reste est revendu sur place à des collectionneurs privés, alimentant déjà un marché noir des antiquités. Au début du XXe siècle, les Allemands, arrivés dans la région du fait de leurs affinités croissantes avec l’Empire ottoman, prennent conscience que le mobilier n’est pas le plus important et mettent au point de nouvelles techniques de fouille qui endommagent beaucoup moins les sites étudiés. Robert Koldewey et son disciple Walter Andrae ont l’immense honneur de fouiller Ur, Borsippa, Aššur et surtout Babylone – le rêve de tout archéologue à l’époque où Heinrich Schliemann fouille Troie et Mycènes. De fait, Berlin se dote aussi de son musée babylonien (musée de Pergame) où l’on peut aujourd’hui admirer la Porte d’Ištar et ses briques de glaçage azuré.
Le Louvre, le British Museum et le Pergamonmuseum sont-ils des musées où s’exposent les vestiges des civilisations mésopotamiennes ou des sortes de caverne d’Ali Baba dans lesquelles les Européens ont amassé les richesses d’un pays sous prétexte qu’il n’en voulait pas ? La question du rapatriement de ce patrimoine s’est posée après les demandes formulées par l’Égypte (buste de Néfertiti à Berlin) et par la Grèce (marbres du Parthénon à Londres). Mais ce pillage peut aussi être considéré comme un moindre mal : les pièces cataloguées, restaurées, exposées et étudiées dans les musées occidentaux sont a priori hors de danger de toute dégradation, ce qui n’est pas le cas de celles restées sur place. En gagnant l’Europe, une partie du patrimoine archéologique irakien a donc accédé à une sorte de Saint des Saints ; mais sa sauvegarde est aussi devenue, en des temps postmodernes, la consécration de son incompréhension pour le public, qui le voit mais qui ne le regarde pas (les touristes qui font des selfies devant le Code de Hammurabi sont bien loin d’imaginer sa réelle valeur historique).
De la martyrologie à la martyromanie
Alors que nos musées recelaient des pièces archéologiques venues d’Orient, et sans que presque personne n’en fît mention, nos médias diffusaient des images brutales de destructions d’artefacts identiques, victimes d’un martyre sous le règne barbare et tyrannique de Daesh. Pourtant, il est permis de douter – hélas – que la retransmission de ces destructions servît à attirer l’attention de l’opinion publique sur la nécessité de sauvegarder un patrimoine en danger.
Il est bien entendu exclu de relativiser l’action de terroristes et d’assassins qui ont brillé par leur sauvagerie. Mais nous voudrions nuancer, en quatre points, l’impact des destructions du patrimoine archéologique irakien sur la représentation que nous nous faisons de Daesh.
D’abord, il faut remarquer que les objets d’art sont des cibles et des victimes collatérales habituelles en temps de guerre, et en cela, il est difficile d’admettre que Daesh soit particulièrement innovant en la matière. C’est certes un acte barbare dont les auteurs mesurent peut-être mal les pertes occasionnées. Cependant, il faut rester vigilant lorsque de nouvelles vidéos sont publiées sur les réseaux sociaux ou diffusées dans les médias : non datées, elles participent plus de l’immense entreprise de marketing mise au point par l’organisation terroriste, au même titre que les exécutions filmées d’otages occidentaux. Ces images sont sélectionnées par Daesh, et, derrière nos écrans, nous voyons donc ce que l’on veut nous montrer : il est inutile de tomber dans le pathos et critiquer ces actes comme s’ils avaient été recueillis secrètement et diffusés à l’insu des terroristes. En effet, il est probable que lorsque les sites archéologiques volent en éclat, les pièces de valeur qu’ils renfermaient soient déjà vendues sur le marché noir des antiquités. La destruction de Nimrud ou de Hatra serait donc un moyen très simple d’effacer toute preuve de pillage, et de pouvoir vendre des œuvres dont il est impossible de trouver l’origine (fig. 10). Car il ne faut pas oublier que, si Daesh se met en scène en tant que bourreau de la culture, la vente d’antiquités ou le chantage effectué pour les préserver sont une source de financement non négligeable. Selon certains médias, il s’agirait même de la deuxième source de revenus pour Daesh, derrière la vente d’hydrocarbures[6].

Fig. 10 : infographie inspirée de « Du Moyen-Orient à l’Europe : un vaste trafic d’œuvres d’art », ArteJournal.
Ensuite, nous avons déjà vu que le pillage d’œuvres n’était pas une invention de Daesh. Il était déjà pratiqué dans l’Antiquité, souvent avec une connotation religieuse, et également au XIXe siècle par les Européens qui prétendaient mettre en valeur ces œuvres dans leurs musées. On a également montré que cette sorte de déportation de biens culturels a eu des conséquences positives, car elle a permis de sauvegarder des pièces qui auraient été perdues si elles étaient restées in situ. Dans un autre ordre d’idée, il faudrait ajouter que le pillage des musées et des bibliothèques irakiennes n’est pas l’apanage des terroristes. En 2004, la Rencontre Assyriologique Internationale à Londres attirait déjà l’attention sur des actions semblables, menées notamment à Bagdad dans la foulée de l’intervention américaine de 2003[7]. Les savants du monde entier avaient signé plusieurs protocoles, condamnant les États-Unis pour avoir été coupables ou complices de ces attentats envers un patrimoine appartenant à l’humanité – protocoles qui sont restés, en dehors des cénacles assyriologiques, lettre morte. Personne ne semble préoccupé aujourd’hui par le fait que la Convention de la Haye « pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé », signée par l’Irak en 1967, n’y soit plus appliquée depuis au moins une trentaine d’années.
Dans un troisième temps, il nous paraît nécessaire de revenir sur l’assimilation, trop facile à notre goût, entre islam et destruction d’un patrimoine issu de l’Antiquité. Cette violence envers des manifestations des cultures préislamiques s’explique avant tout par des raisons idéologiques : des Talibans qui avaient dynamité les Bouddha de Bamiyan en 2001 à Daesh qui a fait partir en fumée les sites de Nimrud et de Hatra en 2015 (pour ne se limiter qu’au territoire irakien). Le Coran discrédite les cultures préislamiques mais n’appelle pas à leur destruction systématique – de la même manière qu’il appelle à la conversion des populations non musulmanes sans utiliser la violence contre les récalcitrants. Si Daesh possède sa propre unité spéciale chargée de la destruction du patrimoine culturel, les kata’ib taswiyya, ce n’est pas en vertu d’une application stricte de la charia.
Enfin, et pour terminer cette réflexion, nous aimerions inviter le lecteur à s’intéresser au devenir d’un patrimoine qui reste, aujourd’hui, menacé. Irina Bokova, directrice de l’UNESCO, qualifie les mutilations des objets et les démolitions des sites archéologiques de « génocide culturel ». La formule est forte, et à notre avis peu heureuse, mais elle a le mérite de réveiller dans les esprits le souvenir d’événements violents et honteux, d’appeler à réagir face à de tels méfaits. Du reste, Irina Bokova a également appelé les principaux acteurs internationaux à se mobiliser pour la préservation du patrimoine dans les zones contrôlées par Daesh. Ces appels ont reçu de nombreux soutiens, mais ont abouti à peu de mesures concrètes. Peut-être est-ce parce que de nombreux sites archéologiques, comme Babylone, n’ont pas été inscrits au patrimoine de l’humanité par l’UNESCO ; par repentance, c’est peut-être pour cela que l’on s’efforce, en Occident, de l’inscrire au martyrologe de l’incivilisation.
Plutôt que de verser des larmes de crocodile sur la perte d’un patrimoine archéologique qui peine à nous émouvoir et d’en faire un martyr de la barbarie avant de l’oublier, il serait plus pertinent de se préoccuper davantage de sa sauvegarde. Si ces lignes avaient pour but de rappeler les destructions du patrimoine archéologique irakien et de les inscrire dans le temps long, nous voulions surtout nuancer la représentation que l’opinion publique peut se faire de telles actions. Aucune organisation terroriste ne mérite vraiment l’exclusivité.
Romain Moret
[1] Le présent article se centre, par souci de brièveté, sur le seul patrimoine irakien, mais les attaques de Daesh envers l’archéologie ont pris une tournure autrement plus dramatique, en août 2015, avec l’assassinat (retransmis en direct) de l’archéologue et anthropologue Khaled al-Asaad, directeur du musée et du site de Palmyre, en Syrie.
[2] S. N. Kramer, J. Bottéro, L’histoire commence à Sumer, dernière édition de novembre 2015.
[3] Au XIe siècle, sous l’impulsion du calife al-Ma’mûn, la « maison de la sagesse » de Bagdad s’agrandit avec une bibliothèque, mais aussi un centre de traductions et un centre de réunions. Les savants, particulièrement les astronomes, en deviennent les principaux utilisateurs.
[4] Cette stèle date des environs de 2 340 av. J.‑C. et représente, sur ses deux faces, plusieurs scènes de bataille et de célébration d’une victoire. Elle renvoie au conflit qui opposa le roi Eannatum de Lagash à son homologue et rival d’Umma.
[5] S. H. Holloway, Aššur is king! Aššur is king! Religion in the Exercise of Power in the Neo-Assyrian Empire, 2001.
[6] http://info.arte.tv/fr/du-moyen-orient-leurope-un-vaste-trafic-doeuvres-dart et http://www.bfmtv.com/international/le-trafic-d-oeuvres-deuxieme-source-de-financement-de-daesh-889152.html, consultés le 24/06/2016.
[7] A ce propos, le splendide mais douloureux article de Joaquín María Córdoba Zoilo, « On the Iraq Museum and other assaults brief news about the plundering of Iraqi museums and the systematic looting of Iraqi archaeological heritage ». Lecture disponible sur : https://www.uam.es/otroscentros/asiriologiayegipto/iraq/doc/iraq_museum_en.pdf.
Bien vu!
A propos du » caillou Michaux « , je voudrais vous apporter quelques précisions, il n’a pas été acheté mais découvert en 1784 par le botaniste André Michaux dans les ruines de l’ancienne ville de Ctésiphon, à une vingtaine de km de Bagdad, qui l’a rapporté en France en 1785. En 1800, il a été exposé pour la première fois au Cabinet des médailles de la Bibliothèque nationale où il est resté depuis, Michaux l’ayant alors cédé au gouvernement. J’ai raconté tout cela en détail dans un livre : L’extraordinaire voyage en Perse d’un botaniste – André Michaux : 1782-1785, éditions Privat.