Après un passage au consulat saoudien d’Istanbul, le journaliste saoudien Jamal Khashoggi a disparu. Il devait y récupérer de simples documents pour son mariage. Tout semble accuser les autorités saoudiennes, à commencer par la Turquie, au grand dam de l’allié américain.
Le journaliste saoudien Jamal Khashoggi a été vu pour la dernière fois le 2 octobre dernier. Selon le Washington Post, où le journaliste était un contributeur, il aurait été assassiné. Selon le journal américain, le gouvernement turc dispose d’enregistrements prouvant qu’il a été tué dans l’enceinte du consulat saoudien à Istanbul. Il aurait été interrogé, torturé et assassiné. Tandis que le prince héritier Mohammed ben Salmane affiche une certaine proximité avec l’administration Trump (et avec le gendre et conseiller du président, Jared Kushner), les relations américano-saoudiennes risquent de connaître de nouvelles difficultés.
Le président Donald Trump, qui manque souvent de finesse avec ses alliés, n’a pas hésité à recourir ici ou là à de petits exercices d’humiliation à l’encontre du pouvoir saoudien pour flatter et amuser son public. Washington et Riyad en ont vu d’autres depuis le pacte du Quincy du 14 février 1945, faisant des États-Unis une puissance tutélaire des Saoud. La relation entre les deux pays a résisté à beaucoup de tensions, du 11 septembre 2001 (et les accusations de soutien au terrorisme contre Riyad) à la politique moyen-orientale de Barack Obama (qui a lâché Moubarak en Égypte et qui s’est rapproché de l’Iran).
Mais tout allait mieux depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump et du prince héritier Mohamed ben Salmane. Deux hommes qui pratiquent la même diplomatie de l’excès et de l’outrance, même si « MBS » a réussi à acquérir la réputation de « réformateur » en promouvant un « islam modéré » (sans réelle remise en cause du wahhabisme, au fondement de l’État saoudien) et en luttant ostensiblement contre la corruption (arrestations nombreuses). Mais derrière cette opération de communication (qui inclut d’ailleurs des concessions en termes de libertés individuelles), le prince héritier a surtout « réformé » dans le sens d’un pouvoir moins horizontal (prise en compte des différentes tendances issues des rapports de force dynastiques et tribaux) et plus violent.
Un assassinat politique dans un contexte de reconfiguration géopolitique ?
Parallèlement à quelques concessions intérieures surmédiatisées, le nouveau pouvoir saoudien a décidé de mener une politique étrangère violente et cavalière. Le traitement infligé il y a un an au Premier ministre libanais Saad Hariri, allié de Riyad, en donne une grossière illustration. C’est à un autre aspect de la politique étrangère saoudienne que s’est attaqué le journaliste dans les colonnes du Washington Post : la guerre au Yémen. Le titre de son article du 11 septembre dernier suffit à donner le ton : « Le prince héritier d’Arabie saoudite doit restaurer la dignité de son pays en mettant fin à la cruelle guerre du Yémen ». Le prince en question n’aurait pas apprécié les critiques répétées du journaliste.
Selon les autorités turques, le journaliste de 60 ans aurait été enlevé, torturé et tué par un commando de 15 Saoudiens. Son corps aurait été démembré. Une telle action sur le sol turc ne peut qu’envenimer les relations, déjà tendues, entre Ankara et Riyad. Au-delà de l’alliance avec les États-Unis, un certain nombre de dossiers séparent les deux puissances régionales : les relations turco-iraniennes (notamment dans le dossier syrien), le traitement infligé par l’Arabie saoudite au Qatar (jugé trop proche de l’Iran et des Frères musulmans) et l’épineuse question des Frères musulmans (soutenus par la Turquie et le Qatar, combattus par l’Arabie saoudite). L’un des derniers articles de Jamal Khashoggi consistait précisément en une défense du mouvement. Il y reprochait notamment aux Américains (surtout depuis l’arrivée au pouvoir de Trump) leur « aversion » pour ce mouvement (que Washington a longtemps soutenu), écarté du pouvoir en Égypte par un coup d’État soutenu par … Riyad. Soutenir publiquement des ennemis du pouvoir saoudien et critiquer sa guerre « cruelle » au Yémen, voilà deux raisons d’assassiner cet homme.
Cet assassinat, s’il était avéré, révèlerait cette tension entre deux axes géopolitiques unis naguère contre Bachar al-Assad en Syrie : « l’axe de la Modération » mené par Riyad et Abu Dhabi et l’axe islamo-réformateur mené par Ankara et Doha. Dans sa volonté d’imposer à la région un « accord du siècle » destiné à « régler » la question palestinienne en faveur d’Israël, Donald Trump et son équipe (notamment Jared Kushner) ont évidemment besoin de cet « axe de la Modération » mené par Mohammed Ben Salmane, ce qui explique leur embarras aujourd’hui. Par ailleurs, Jamal Khashoggi était connu pour ses positions en faveur d’une coopération accrue entre l’Arabie saoudite et la Russie (deux pays qui rejettent son discours sur les Frères musulmans). La Russie, qui s’affirme comme une puissance médiatrice dans la région, ne s’est pas encore exprimée sur cette question. Elle ne verrait d’un mauvais œil ni un éloignement entre Washington et Riyad, ni une crise entre Riyad et Ankara. En effet, Moscou, qui veut certes éviter tout nouveau conflit armé (entre Iraniens et Israéliens, entre Turcs et Syriens), n’a aucune envie de voir se reconstituer une union sacrée contre ses protégés de « l’axe de la Résistance » et elle-même, comme ce fut le cas au début de la guerre en Syrie.
Les assassinats politiques à l’étranger ne sont pas chose nouvelle pour des dirigeants arabes. Le 29 octobre 1965, l’opposant politique marocain Mehdi Ben Barka a été enlevé à Paris par un commando de policiers et de truands français agissant pour le compte des services marocains. Le 31 août 1978, dans le cadre d’une visite officielle en Libye, le chef religieux chiite libanais Moussa Sadr a disparu. Personne ne sait ce que sont devenus ses deux compagnons et lui. Le 7 avril 1987, l’opposant algérien Ali André Mécili a été assassiné devant son immeuble parisien. Aucun de ces cas –et nous pourrions en citer bien d’autres– n’a été véritablement élucidé.
Adlene Mohammedi
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